HENRI ARDEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS — 8, RUE GARANCIÈRE, 6e
Tous droits réservés
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1921.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
A
MADAME J. PONSIGNON
Affectueux hommage
de son tout dévoué.
H. A.
IL FAUT MARIER JEAN !
« Ma chère amie, je pense tout à fait comme vous, sans tarder il faut marier Jean. Cela ne vaut rien pour les jeunes gens de prendre des habitudes de célibataires qui les conduisent nécessairement à regimber devant le lien conjugal et ses belles obligations.
« Donc, comme je trouve votre Jean un garçon charmant, j’ai pensé pour lui à une très gentille enfant que vous avez peut-être rencontrée dans le monde et que j’ai moi-même beaucoup vue cet été, à Vichy, où sa mère prenait les eaux. Fille unique. Dot superbe. Famille des plus honorables. M. de Serves est conseiller-maître à la Cour des requêtes. Dix-huit ans ; jolie, avec la fraîcheur d’une églantine ; très bien élevée, selon les bons, les sages principes ; rien de ces abominables gamines vingtième siècle, dont vous et moi exécrons le genre. Éducation religieuse parfaitement comprise, sans excès mystiques. A suivi des cours de premier ordre ; pratique les sports, patine, danse à merveille le tango permis et autres danses modernes. Quelques phrases, incidemment jetées, m’ont révélé que Mme de Serves tenait votre fils en particulière estime et serait disposée à accueillir un projet le rapprochant de Madeleine.
« C’est pourquoi je veux vous entretenir d’une idée qui me semblerait de nature à vous agréer aussi. »
Dans le silence de son petit salon Directoire, Mme Dautheray a lu, bénévole, en personne habituée à de pareilles lettres. Puis, pensive un peu, elle appuie, au dossier de la bergère, sa tête de jeune douairière, très élégante, presque svelte encore. Sous ses cheveux de neige soyeuse, elle a la grâce d’un pastel aux yeux tout ensemble vifs et candides. Le visage a gardé un éclat juvénile. La vie a sûrement été indulgente à cette femme…
Encore une fois, elle parcourt la lettre.
Depuis que la fin de la guerre a fait jaillir le flot des mariages, Jean Dautheray est, sans relâche, assailli, en sa qualité de garçon très fortuné, par la vague matrimoniale qui s’abat sur la jeunesse masculine.
En effet, les Dautheray sont riches, terriblement riches ! et de vieille date ; non des « nouveaux riches » !
M. Dautheray, mort au début de la guerre, était le directeur et le plus gros actionnaire de la Société métallurgique du Val d’Or, créée par son père, dont la réputation est mondiale.
Jean est appelé à prendre sa succession. D’où la recherche dont il est l’objet de la part des mères de famille, en quête d’un gendre financièrement bien pourvu.
Mme Dautheray ayant fini la missive de sa vieille amie de la Vrillère, va vers le petit bureau où, dans un portefeuille spécial, voisinent les propositions qui s’accumulent. La brise printanière frôle les papiers qu’elle effleure d’un coup d’œil. La dernière lettre classée est celle de l’abbé Ouchy, qui lui présente une candidate de tout repos.
Mme Dautheray en est arrivée, peu à peu, à considérer comme un devoir strict, autant que comme une joie, de marier Jean. En communion avec l’Écriture, elle est convaincue qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul ». De plus, elle désire ardemment avoir des petits-enfants. La bru l’enchante beaucoup moins. Mais comme c’est une personne inévitable, il lui faut, tout au moins, l’avoir à son gré, autant qu’à celui de Jean.
Si absorbée, elle est par cette pensée de l’avenir de Jean, qu’elle ne voit même pas le joli matin d’avril qui nimbe de clarté blonde, les ramures, les pelouses, les massifs fleuris du parc Monceau, sur lequel s’ouvrent les fenêtres du somptueux hôtel Dautheray.
Tant de candidates parfaites, et si peu d’enthousiasme de la part de Jean ! Qu’il est donc difficile de le mettre en goût !… En principe, il ne repousse presque jamais les projets qu’elle lui communique, inlassable, sans se laisser désemparer par l’aimable force d’inertie avec laquelle il se prête à ses soins. Car il a l’horreur des discussions, des scènes de famille, menues et grandes. C’est pourquoi, sans nécessité absolue, il ne prononce pas le « non » péremptoire. Avec une souriante indifférence, il laisse les gens, sa mère en tête, aller et dire à leur guise… Puis, sans éclat, sans phrases, tranquillement, il fait ce que lui-même a décidé.
Pour l’instant, il est tout à fait résolu à reléguer le plus longtemps possible, dans les brumes de l’avenir, le jour de ses justes noces. Mais il écoute toujours les offres que sa mère lui présente, parce qu’il déteste la voir mécontente et a besoin, autour de lui, d’une quiète atmosphère. Même, de-ci de-là, il se prête aux entrevues qu’elle réclame de lui… Ce après quoi, il se dérobe quand, mise en goût par sa docilité, elle insiste pour accentuer les négociations ; il fait alors surgir, tels des diablotins moqueurs, des objections, des critiques, des fins de non-recevoir si justement trouvées qu’elle en demeure vaincue ; mais non abattue.
En effet, depuis son veuvage, elle éprouve une sorte d’ivresse à pouvoir faire librement tout ce qui lui plaît ; car, pour son sérieux et autoritaire époux, elle était une enfant très gâtée, mais qui ne devait avoir d’autre volonté que la sienne — et obéir toujours…
Donc, Mme Dautheray, encore une fois, considère la liste des propositions qui lui sont journellement adressées, quand elle est interrompue par un léger coup frappé à sa porte. Est-ce Jean qui vient lui faire la visite matinale à laquelle il l’a accoutumée ? Elle a un coup d’œil vers la pendule :
— Onze heures.
Trop tôt, pour qu’il soit rentré du Bois où il monte chaque matin. Et, désintéressée, elle répond :
— Entrez !
Lentement, les portières pékinées de jaune pâle et de bleu s’écartent devant son frère, M. Desmoutières, que le valet de chambre introduit ; le président actuel de la Société du Val d’Or, en remplacement de son beau-frère mort et de son neveu absent. C’est un vieux garçon d’une remarquable capacité en matières administratives — et qui ne l’ignore pas ; par suite, un peu pontifiant, toujours prêt à saupoudrer les gens de ses conseils, son neveu tout le premier. D’autant qu’il considère celui-ci comme le fils qu’il n’a pas eu. Il est encore très bel homme et se plaît à entendre dire qu’il ressemble à feu le comte de Chambord. Dans sa jeunesse, il a eu de nombreux succès qui l’ont détourné du mariage. Aujourd’hui, il est, en somme, un vieux monsieur sage, un brin maniaque, et un peu ennuyeux.
Il baise au front sa sœur et s’installe confortablement dans un fauteuil :
— Bon matin ! Marthe. Je passais tout près de chez toi, ce qui m’a incité à une petite visite. Rien de neuf ?… Jean est à la Société ?
— Pas à cette heure ! déclare Mme Dautheray, candide. Il monte au Bois.
— Vraiment !… C’est ainsi qu’il s’occupe des affaires de sa maison ? mais quand donc ce garçon prendra-t-il la vie par le côté sérieux !
— Quand il se mariera, prétend-il, glisse Mme Dautheray, contrite pour son fils bien-aimé.
— Alors… alors, Marthe, dépêche-toi de le mettre en ménage. A vingt-sept ans, il est grand temps !
— Mais, mon ami, je ne pense qu’à cela ! Sans succès, hélas ! Pourtant, les demandes pleuvent. Hier soir, j’en ai reçu une nouvelle de l’abbé Ouchy. Ce matin, une autre de ma bonne amie de la Vrillère, qui me plairait… Veux-tu voir la lettre ? Tu me donneras ton impression.
— Oui, montre-moi… Raconte-moi.
Il ajuste son lorgnon cerclé d’or, tandis que Mme Dautheray va quérir le portefeuille où s’abritent, pour Jean, les invites du Destin. Elle avance devant son frère une table volante, car elle sait qu’il tient toujours à être bien installé, et s’assied près de lui pour lui passer les diverses feuilles.
— Celle-ci est la dernière lettre reçue, ce matin, de Mme de la Vrillère.
— Bien… bien… Mais procédons par ordre. Ne sois jamais brouillonne, ma bonne Marthe ! Voici donc…
Méthodique, il se met à lire, prenant des notes, aussi précis qu’en son cabinet, alors qu’il vérifie les comptes qui établissent l’entrée, au Val d’Or, de nouveaux millions.
Puis, ayant lu et écouté les explications abondantes de sa sœur dont sa parole brève endigue le flot, il conclut, reprenant les deux missives de l’abbé et de Mme de la Vrillère :
— La proposition de l’abbé n’est pas à rejeter, vu la famille, la fortune, les qualités sérieuses de la jeune personne. Seulement, notre excellent ami termine son panégyrique en nous glissant que cette fille supérieure n’est pas jolie. Étant donnée son indulgence, je suis enclin à craindre qu’elle ne soit fort laide !
— Alors, il est inutile de la présenter à Jean, fait Mme Dautheray avec une spontanéité convaincue. Jamais il n’épousera une femme laide ou popote !… Il n’aime, malheureusement, que celles qui sont fringantes.
— Je le comprends ! marmotte M. Desmoutières, qui a gardé son faible pour les jolis visages. C’est pourquoi tu pourrais, d’abord, voir toi-même la jeune fille. En principe, j’opinerais plutôt pour le projet de la Vrillère. Les Serves appartiennent au meilleur monde… Je les connais bien… Mais je ne croyais pas que leur fille fût déjà en âge d’être mariée… Ah ! comme le temps passe ! Enfin, ma bonne Marthe, use de moi autant qu’il t’est nécessaire pour être renseignée, bien à fond, sur les partis présentés. Dans ces questions-là, l’expérience masculine est un facteur très important, que tu ne dois pas négliger.
Mme Dautheray incline la tête, sans songer même à se rebiffer. Depuis sa jeunesse, elle s’est entendu répéter, jusqu’à saturation, que la femme n’a qu’à se laisser guider par l’autorité de l’homme, devant laquelle, docile et reconnaissante, elle doit s’incliner. Et, n’ayant plus son mari pour remplir près d’elle cette mission de phare, elle s’attache à son frère, devenu sa lumière dirigeante.
— Oh ! je compte bien sur toi pour guider Jean dans son choix, mais je commence à désespérer qu’il le fasse jamais !
— Évidemment, il n’a pas l’air très pressé. Mais ne te lasse pas, Marthe, car plus tard, tu ne pourrais peut-être plus l’amener dans la bonne voie ! J’en sais, hélas ! quelque chose. Aux belles heures de la jeunesse, j’ai trouvé incomparable de rester la bride flottante sur le cou. Et maintenant, il est bien des jours où je me dis que mieux eût valu suivre le chemin traditionnel et ne pas finir dans un foyer solitaire !
— Tu n’es pas isolé, Charles. Nous sommes avec toi, Jean et moi ! s’exclame Mme Dautheray apitoyée.
— Oui, oui, je sais et vous en ai beaucoup de gratitude. Mais il ne s’agit pas de moi, seulement de notre garçon que je désire, autant que toi, voir heureux. Pressons-le, mais ne le bousculons pas pour entrer dans le mariage. Qu’il ne puisse nous considérer comme des empêcheurs de danser en rond. Après tout, nous ne voulons pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse.
M. Desmoutières, ici, regarde sa montre et se dresse aussitôt.
— Midi moins le quart ! Je te quitte bien vite, ma chère Marthe. Je vais être en retard, et que dira mon maître-queux dont j’exige tant de ponctualité ! A demain, ma bonne sœur.
— Tu dînes avec moi, n’est-ce pas ?
— Avec vous, j’imagine.
Elle a un sourire confus et ravi.
— J’espère que Jean sera là, mais je n’en suis pas sûre du tout. Il est si recherché ! Le monde l’accapare absolument.
— Pas d’excès en cela non plus, Marthe. Il faut qu’il s’habitue à mettre dans sa vie des heures de travail. Que diable ! son père et moi nous lui avons donné l’exemple ! Je pense que tantôt il sera à la Société ?
— Oh ! certes, affirme Mme Dautheray qui n’en sait rien du tout, mais sent la nécessité de relever la réputation de Jean.
— Veilles-y, Marthe. Il est tout à fait mauvais qu’un garçon de cet âge vive uniquement pour le plaisir. Le travail est l’indispensable contrepoids.
— Oh ! Charles, je t’assure que je fais tout ce que je puis, dans le sens que tu m’indiques.
— Oui… J’en suis persuadé… Tu es une femme de devoir. Je regrette de n’avoir pas vu Jean.
— Tu vas peut-être le rencontrer. Il ne saurait tarder à rentrer.
Tout en parlant, elle le reconduit à travers la galerie qui est une des beautés de l’hôtel Dautheray.
Mais Jean est encore invisible et Mme Dautheray revient seule dans le salon Directoire, qui est son séjour favori.
A peine, elle a attiré son tricot qu’elle le laisse retomber. Dans la cour de l’hôtel, a sonné un sabot de cheval. Et bientôt, derrière la porte, une voix interroge joyeusement :
— Je puis entrer ?… Je ne vous dérange pas ? mère…
La portière est soulevée. Et Jean apparaît, encore en tenue de cheval, un peu poudreux, mais tout de même très élégant, comme un garçon habillé par le premier tailleur en renom, mince et robuste, ainsi que l’a fait son métier d’aviateur. Il est grand, souple, rasé à l’américaine, des yeux rieurs, couleur de noisette, la bouche ferme et câline, les cheveux châtains, coupés court. En résumé, donnant l’impression d’un beau garçon, très chic.
L’admiration de sa mère ne s’égare pas.
Il se penche vers Mme Dautheray et, tendrement, embrasse son front, tandis qu’elle s’exclame, l’attirant :
— Bonjour, mon grand. Quelle belle mine tu as ! Tu n’as pas rencontré ton oncle ?
— Non.
— Il sort d’ici. Et… il n’est pas très content d’apprendre que tu n’avais pas été à la Société ce matin…
— Par cet admirable temps ?… Il ne pensait pas sérieusement que j’aurais la stupidité d’aller m’y enfermer !… Mais, ma scrupuleuse maman, soyez rassurée. Je ne mérite pas les foudres de mon oncle. J’ai paru à la Société. J’y ai signé au moins quatre lettres préparées par son secrétaire. J’en ai lu un nombre à peu près égal, intéressantes particulièrement, arrivées par le courrier de ce matin. Puis, ayant, une fois de plus, constaté que ma présence ne servait à rien du tout, le torrent des affaires coulant à merveille sans moi, j’ai annoncé que je reviendrais tantôt. Et j’ai filé vers mes propres occupations. Je ne tenais pas à jouer la mouche du coche.
— Jean, oh ! Jean… Si ton père t’entendait !
— Il est vrai que je recevrais un abattage. Père avait le culte des Affaires, avec majuscule. Le Val d’Or était son paradis. Le mien, à cette heure, est perché ailleurs, c’est positif ! Si vous saviez, comme le matin était adorable au Bois, vous comprendriez que j’ai regretté de n’avoir pas abandonné le cheval pour l’aquarelle.
Jean a toujours eu le goût passionné de la peinture. Professionnels et simples connaisseurs s’entendent à dire qu’il est remarquablement doué, mais son père s’est — avec son inflexible volonté — refusé à le laisser orienter vers les beaux arts, lui permettant tout juste d’acquérir un joli talent d’amateur — seul autorisé pour le futur directeur du Val d’Or. D’ailleurs, depuis qu’il est libre de ses actions, il succombe sans scrupule à toutes ses tentations en peinture.
— Beaucoup de monde au Bois, ce matin ? interroge Mme Dautheray, qui le contemple extasiée.
Il a pris possession du fauteuil douillet où, une demi-heure plus tôt, trônait M. Desmoutières, et, par la fenêtre ouverte, contemple, d’un œil d’artiste, dans le ciel printanier, la course des frêles nuages, ourlés d’argent.
— Oui, beaucoup de monde ! Des poignées de jolies femmes, entre autres Marise de Lacroix qui montait avec son mari et son amie Mlle de Champtereux. Nous avons fait un temps de galop. C’était exquis ! Dieu ! que la vie est bonne en terre de France, et que vous avez eu raison de m’en faire le don ! maman.
Mme Dautheray est enchantée de cette joie juvénile. Mais elle se souvient des recommandations de son frère, et, en écolière docile, elle répond :
— Mon grand, je suis bien aise que tu sois ravi ! Mais, tout de même, tu ne dois pas oublier que la vie ne peut être une fête perpétuelle. Le travail doit y jour un rôle de contrepoids.
— Oh ! mère, que ce « contrepoids » est donc lourd ! Sûrement, ce n’est pas vous qui l’avez mis en branle !
— Mon Jean, tu n’es jamais sérieux ! Pourtant, j’aurais grand besoin que tu le sois, au moins un moment… J’ai à causer avec toi…
— De…? questionne-t-il distraitement. Il étudie un jeu de lumière sur la branche que la brise agite devant la fenêtre.
— De…
Elle s’aventure avec précaution.
— De nouveaux projets matrimoniaux qui viennent de m’être soumis pour toi…
— Ah ! encore ! Mais pourquoi diable l’humanité s’acharne-t-elle ainsi contre ma liberté, à peine reconquise ? Pourtant, après quatre années de guerre, j’ai bien le droit de vivre un peu à mon gré !
Il a l’air sérieusement révolté, et Mme Dautheray se sent toute contrite. Sa mine est si malheureuse que l’impatience de Jean s’évanouit ; d’autant qu’elle questionne, timide :
— Alors, tu ne veux pas savoir ?…
— Mais si, mère, je veux bien savoir tout ce que vous avez envie de me faire savoir ; dites, de quoi s’agit-il ?… Vous avez encore preneuse pour votre fils ?
— Preneuse ! Oh ! Jean, quel langage !… J’ai reçu ce matin une lettre de ma bonne amie de la Vrillère, qui me parle d’une jeune fille me donnant, ce me semble, toutes les garanties de bonheur pour toi !
— Comme les autres, marmotte-t-il. Et alors ? mère.
— Alors, je voudrais… je désirerais que tu la voies… pour commencer… avant les autres, nouvellement présentées…
— Les autres !… Comment, il y en a encore d’autres ?
Jean a l’air horrifié.
— Oui… hier, l’abbé Ouchy m’a soumis un projet…
Cette fois, Jean se dresse hors de sa bergère et se met à marcher, tel un lion en cage, que l’on a irrité. Puis il vient se camper devant Mme Dautheray.
— Écoutez-moi, maman ; expliquons-nous une bonne fois. En toute occasion, je vous entends déclarer : « Il faut marier Jean !… » Donc, il m’est impossible d’oublier l’avenir qui m’attend fatalement. Et que je ne repousse pas, en principe… Seulement, je suis bien résolu à ne devenir prisonnier du mariage que le jour où j’aurai rencontré la femme qui me plaira assez pour que la prison me paraisse charmante. Voilà tout !… Et c’est moi qui la choisirai !
Mme Dautheray n’ose pas protester.
Quand elle entend Jean s’exprimer, par exception, avec cette nette et ferme décision, elle a l’impression que son mari est ressuscité ; le maître absolu en ses volontés, devant qui tout et chacun devaient plier.
Jean, étonné de ne recevoir aucune réponse, regarde Mme Dautheray, ne pouvant croire à une si facile victoire. Elle paraît tellement consternée qu’il regrette un peu sa sortie. Il s’approche d’elle, prend sa main et la porte tendrement à ses lèvres.
— Maman, n’ayez pas cet air désespéré. On dirait qu’une catastrophe vient de s’abattre sur votre tête. Soyez tranquille, un jour ou l’autre, vous me verrez arriver chez vous, flanqué de la fiancée que vous me souhaitez si fort ! Vous le savez, je pratique le monde éperdument. J’accepte les thés, je joue la comédie, je danse avec nombre de jeunes personnes dont quelques-unes sont certainement charmantes… Vous-même, en avez une légion en réserve. Par conséquent, il est impossible que l’étincelle ne jaillisse pas à son jour.
— Tu crois ? Jean.
— Mais oui, je crois. Mère, ne vous désolez pas et soyez patiente, je vous en supplie. Si vous voulez bien avertir honnêtement les mères qui me pourchassent que je ne me sens pas du tout mûr pour le sacrement, je verrai vos protégées puisque vous en avez très fort envie. Êtes-vous satisfaite ?
— Oh ! oui, s’exclame Mme Dautheray avec effusion. Quand tu le veux, mon Jean, tu es un amour de garçon ! C’est vrai, je dois fort t’ennuyer… et pourtant ton oncle me recommandait tout à l’heure de bien m’en garder.
— Vraiment !
Jean est stupéfait de cette mansuétude imprévue dans la sentencieuse cervelle de M. Desmoutières et en cherche, une seconde, la raison, tandis que Mme Dautheray continue :
— C’est que je voudrais tant ne pas mourir sans avoir vu ta femme et mes petits-enfants !
— Mais pourquoi, mère, ne les verriez-vous pas ? Il n’est nullement question, pour vous, de mourir !
— Cela peut m’arriver.
— Naturellement, comme à tout le monde… Ma maman, que votre imagination ne complique donc pas à plaisir, pour vous et pour moi, l’existence qui ne se montre pas trop dure pour nous, reconnaissez-le. Profitons des bonnes heures qui nous sont accordées par la destinée.
Pieusement, elle corrige :
— Par Dieu !
— Et soyez bien gentille… Ne me tarabustez pas pour entrer dans la sage confrérie… Comprenez-moi bien…
Elle l’écoute, ses yeux candides redevenus un peu effrayés.
— Qu’est-ce que tu vas encore me dire ?
— Rien de terrible ! Ceci, tout simplement… Quand la guerre a éclaté, je n’étais qu’un gosse qui commençait à bien s’amuser. Pendant quatre ans, j’ai peiné comme les camarades et, par conséquent, je n’ai pas joui du tout de ma belle, de ma précieuse jeunesse… Eh bien, maintenant, il faut que je me rattrape. Mettez que je suis un vieux jeune homme. Je reprends ma vie, au point où je l’ai laissée en 1914… Je vous assure qu’après avoir vécu pour les autres pendant ces lugubres années, j’ai besoin de vivre un peu pour mon agrément personnel, avant de m’enserrer dans les devoirs… Je croyais qu’il vous était agréable d’avoir retrouvé votre grand garçon… Et vous ne pensez qu’à le donner à une autre ! Je suis froissé, mère.
— Mon chéri, tu ne parles pas sérieusement, n’est-ce pas ?… Je ne songe qu’à ton bonheur et à mes devoirs envers toi… L’abbé Ouchy me le répétait encore ces jours-ci : « Ma chère fille, il faut marier Jean ! »
— Bon Dieu ! maman, laissez, je vous en supplie, les conseils de l’abbé Ouchy au fond de son confessionnal. Ma pauvre maman, vous avez la rage de l’obéissance ! Je suis sûr que si l’abbé vous commandait de vous asseoir sur un poêle à pétrole en fonction, immédiatement, vous vous croiriez obligée de le faire !
— Oh ! Jean, peux-tu dire de pareilles insanités ! s’exclame Mme Dautheray, scandalisée. Mais, tout de même, elle rit, tant l’idée lui paraît bouffonne.
— Et, là-dessus, est-ce que nous ne déjeunons pas ?… J’ai une faim de cannibale… Je vais me mettre en tenue. A tout à l’heure, mère.
Et il disparaît, au moment même où le maître d’hôtel annonce :
— Madame est servie !
Dans l’après-midi, Jean est, en effet, repassé à la Société pour y faire acte de présence. Et cette présence a, d’ailleurs, été aussi brève qu’il le pouvait souhaiter. Après avoir un peu écrivassé, paperassé, s’interrompant pour faire, de mémoire, les croquis de silhouettes séduisantes entrevues le matin au Bois, il a pris congé, pour ce jour-là, du somptueux cabinet d’où, jadis, son père surveillait la prospérité du Val d’Or, dont il était l’admirable cerveau dirigeant.
Jean est rentré chez lui pour s’habiller, à cette fin d’accompagner au « Dancing-Palace » — le plus select de Paris ! — la jeune femme de son excellent ami, Henry de Lacroix, lequel déteste les plaisirs frivoles, et une amie de celle-ci, avec laquelle il est sur le pied d’un flirt savoureux, la belle Sabine de Champtereux.
Il est probable que si Mme Dautheray connaissait l’existence de ce flirt, elle en serait quelque peu inquiète ; car Sabine de Champtereux est une jeune personne infiniment moderne à tous égards et ne constituerait guère la bru de ses rêves… Seulement, elle n’en sait à peu près rien, Jean ayant pour principe de ne jamais se raconter ; et Mme Dautheray n’ayant que des relations mondaines, assez espacées, avec Marise de Lacroix — chez qui elle pourrait rencontrer Sabine — vu leur différence d’âge.
Donc, Jean peut, avec une entière quiétude, s’offrir l’agrément d’un flirt qui le conduira… Où ?… Il ne s’en préoccupe guère, ayant la sagesse de vivre dans le présent et d’en savoir profiter, s’il est bon… Et il le fait avec un juvénile appétit. En attendant d’aborder au port du mariage, il s’accorde généreusement tout le plaisir, sans consistance et sans conséquence, que peuvent lui fournir le monde qui s’amuse et le monde tout court, le vrai monde ; fréquentant l’un avec discrétion, car il déteste s’afficher, l’autre avec une franche ardeur. Dans l’un comme dans l’autre, il reçoit l’accueil que ne manque pas de rencontrer un beau garçon millionnaire ; nimbé, de plus, par la réputation d’avoir montré « beaucoup de cran », lors de la guerre.
De son pas vif, il a franchi la distance qui sépare l’hôtel Dautheray du logis de Marise de Lacroix, avenue Marceau.
Le domestique l’introduit dans le hall où Marise se tient volontiers, après s’y être organisé un coin particulier bien confortable : paravents, bergères, divans chargés de coussins, table portant les bibelots familiers et objets à écrire, livres nouveaux, fleurs…
Au bruit des pas, elle relève la tête, du coussin où elle l’appuyait, nonchalamment allongée sur le divan, et pose la revue qu’elle parcourait tout en fumant une cigarette.
— C’est vous ? Sabine. Arrivez vite, chère, Dautheray va nous emmener ! Tiens ! non, ce n’est pas Sabine. Jean, vous venez nous chercher pour le Dancing ? Sabine n’est pas encore arrivée. Mais, comme elle est plutôt exacte, elle ne peut tarder. Aussitôt qu’elle sera là, nous partirons, je suis habillée.
Plus justement, elle pourrait dire « déshabillée », car elle montre vraiment tout ce qu’impose la mode actuelle : cou cerné de perles, gorge naissante, bras fins et ronds, jambes moulées par le bas de soie transparent.
Le tout étant fort agréable à voir, Jean approuve Marise d’être si docile aux exigences de la mode.
Il s’est incliné sur la main qu’elle lui tendait et s’apprête à approcher une chaise du divan où elle s’est, de nouveau, allongée, tapotant les coussins autour d’elle.
Mais elle l’arrête avec un sourire joyeux de petite fille :
— Vous savez, Dautheray, si le cœur vous en dit, allongez-vous aussi. Le divan, frère du mien, est à votre disposition.
— Merci ; du moment que l’allongement n’est pas sur votre propre divan, je préfère la verticale.
— Quel drôle de goût !… Eh bien ! tous ne sont pas comme vous. Tantôt, j’avais ici Dubelles, vous savez, le plus jeune des académiciens, qu’Henry avait amené déjeuner. Il s’est installé aussi confortablement que moi, pour fumer, sur le divan que vous dédaignez. Les enfants sont venus se rouler sur le tapis. Seul Henry, qui nous contemplait d’un œil discrètement courroucé, est resté campé dans son fauteuil. Et puis, là-dessus, patatras ! est arrivé le correct et savant François de Laisan… Si vous aviez vu sa mine, en nous trouvant ainsi affalés… C’était d’un comique !
Elle rit avec une gaieté moqueuse qui lui va délicieusement. Qui étudierait les seules lignes du visage, déclarerait sans hésitation que Mme de Lacroix n’est pas jolie, presque laide. Et pourtant, elle est charmante : d’une fraîcheur d’enfant, une bouche rieuse ; des yeux gamins, étonnés et câlins, sous les cheveux clairs, de soie floconneuse, relevés avec un artistique laisser-aller, qui lui va si bien !
A l’égard de Jean, elle est sur le pied d’une camaraderie, mâtinée de coquetterie chez elle et de galante courtoisie chez lui. Cette jeune Marise, mère de trois mioches, dont l’aîné a sept ans, est, tout ensemble, dix-huitième d’aspect et vingtième de mentalité.
Jean regarde avec plaisir le corps charmant, moulé par la soie qui l’enroule et il confesse, sincère, sous le badinage du ton :
— Ah ! Marise, pourquoi faut-il que vous soyez l’épouse sacrée de mon excellent ami Henry !
— Parce que…
— Parce que je crois, nous pourrions connaître des minutes infiniment plus délicieuses encore que celles qui nous sont accordées… par nos relations mondaines et amicales !
— Vous croyez cela ?… Homme fat et insolent ! Pour quelle espèce de femme me prenez-vous donc ?
— Pour une femme adorable ! Marise.
— Bien, mon ami, adorez… Cela n’est pas pour me déplaire !… Mais, une fois de plus, je vous préviens que vous aurez toujours à vous contenter de l’adoration…
— Marise, je me le répète consciencieusement… Mais que vous êtes coupable et imprudente de vous montrer aussi coquette ! Faites-vous relire l’histoire du « Petit Chaperon rouge », par votre fille Miette !
Elle rit et hausse un peu les épaules. Puis, la mine naïve, elle interroge :
— Suis-je vraiment si coquette ?… Je ne le fais pas exprès. J’aime qu’on m’aime. Alors, je suis gentille d’instinct avec les personnes pour qu’elles me donnent l’atmosphère qui m’est indispensable !… Voilà !… Mes flirts, imaginez cela, ce sont des petits fours que je croque, parce que je suis gourmande… Mais la manne nourrissante, c’est Henry qui la représente… Vous comprenez ?…
— Je comprends… Alors, moi, je suis « un petit four » ?
Elle incline la tête avec une moue de bébé-femme si séduisante, que Jean a vraiment du mérite à demeurer d’une invincible fidélité à son amitié pour Henry de Lacroix.
— Marise, je suis froissé et vous me donnez la tentation horrible de vous prouver que les « petits fours » ne sont pas tous d’humeur à se laisser croquer… et veulent croquer, eux aussi.
— Dautheray, mon petit, ne soyez pas froissé, mais compatissant, car vous trouvez en moi une femme bien ennuyée.
— Vraiment ? Cela ne se voit pas du tout. Quelle force d’âme ! chère madame. Êtes-vous bien sûre que vous êtes ennuyée ?
— Jean, vous parlez en « petit four » ironique et non en bon ami… Vous ne vous doutez pas que j’ai beaucoup de mérite à demeurer une épouse impeccable !
— Comment ! Henry…
— Henry devient insupportable quant aux questions d’argent. Ce matin, il a entrepris de me chapitrer sous prétexte que, paraît-il, vu les circonstances, je dépense trop. Il m’a ressassé l’antienne de la vie chère, du loyer doublé, des domestiques hors de prix, des rentes que les Russes et autres peuples ne lui payent pas…
— Ce n’est pas une spécialité qu’il a là ! remarque Jean, sympathique toutefois.
— N’est-ce pas ? C’est ce que je lui ai dit ! réplique-t-elle triomphante. Mais il m’a déclaré que les tracas des autres ne changent rien aux siens. Évidemment, tout ce dont il se plaint est très ennuyeux. Mais je n’y peux rien. Il m’est impossible de rien modifier dans notre modeste petit train de vie.
Modeste ! Pour qui connaît la maison luxueusement montée des Lacroix, le mot est imprévu. Mais il est certain que tout est relatif…
— Ma petite amie, ne vous tourmentez pas ! fait Jean, aisément philosophe, mais soucieux de se montrer pitoyable. Tout s’arrangera, soyez-en sûre. C’est un moment de crise à passer.
— Soit, mais un moment très désagréable ! Henry ne veut pas que je donne de bal. Il s’insurge contre le prix de mes robes. Comme si j’étais responsable de ces prix ! Je paye ce qu’on me demande. Si c’est plus cher qu’autrefois, je n’y suis pour rien. Et certes, par le temps qui court, je peux dire que plusieurs de mes costumes sont « donnés ». Mais Henry n’est pas de cet avis. Et avec cela il tient à ce que je sois toujours très élégante. Aussi je ne sais plus comment faire… C’est-à-dire…
— Quoi ? Marise.
— C’est-à-dire que je vais être obligée de prendre une grande résolution…
— Laquelle ? interroge Jean très intrigué et un peu inquiet à l’endroit de son ami Henry.
— Eh bien ! je vais me mettre à travailler.
Jean la regarde ahuri.
— Travailler ? Travailler à quoi ?
— Travailler pour gagner de l’argent. De l’argent qui sera bien à moi… dont je pourrai faire ce que je voudrai, sans qu’Henry ait le droit de se rebiffer si je dépense sans compter.
— Alors, ce sera le tonneau des Danaïdes !
— Le tonneau de qui ? Ah ! oui, un tonneau sans fond, n’est-ce pas ? J’ai entendu Bob, je crois, raconter cela un jour à son prof. Comme vous êtes calé ! Jean. Et quel esprit d’à-propos ! Mais ce n’est pas ce tonneau qui m’intéresse, il faut absolument que je trouve un moyen de gagner de l’argent, comme les autres !
— Les autres ?…
— Oui, les autres femmes de notre monde.
— Marise, je savais qu’elles en dépensent, mais qu’elles en gagnent…
— Ah ! vous n’êtes pas au courant ? L’autre jour, chez la comtesse de Piernes, au thé, on ne parlait que de cela. Alors je me suis souvenue, après les lamentations d’Henry qui en était venu à me déclarer que ses préoccupations financières l’empêchaient de dormir et que nous devions enrayer, si nous ne voulions entamer notre capital… Moi, cela me serait égal. Mais, puisque ça l’ennuie, je cherche une autre solution…
— Et vous avez trouvé ?
— Celle que je vous indique : faire comme les autres. Yolande de Saint-Prix commandite une maison de modes et fabrique elle-même des chapeaux très chics… Mme de Laigle dirige des ateliers où se confectionne de la bonneterie de luxe. La princesse de Jordannes et ses filles font des coussins épatants, paraît-il, et qu’elles vendent très cher… Jeanne de Trayes, vous savez, la si jolie femme de Maurice de Trayes, avec un fort profit, elle lance les modes nouvelles et fait des achats pour ses amies étrangères !
Marise s’arrête, un peu essoufflée de sa fougue.
— Vraiment ?… Eh bien, j’aime mieux n’être pas le mari de ces dames !
— Pourquoi ?… Ce n’est pas déshonorant de gagner de l’argent ! C’est encore mieux que de recourir à un amant ou de végéter comme je suis menacée de le faire, si Henry s’entête dans ses réformes économiques !
Mais Jean est toujours révolté.
— Ce n’est pas moi qui supporterais que ma femme se livre à de pareils trafics !
— Des trafics !… Eh bien, vous êtes poli !… Où prenez-vous que ce soit une tare pour une femme de travailler ?… Les couturières, les blanchisseuses, les… les crémières le font bien ! Et vous les respectez.
— Je pense bien ! Les malheureuses, je les plains et les respecte, parce qu’elles ne peuvent faire autrement que de peiner. Mais vous et vos sœurs, Marise…
— Nous non plus, nous ne pouvons pas faire autrement. Pourquoi prétendez-vous nous condamner à rester des poupées de luxe si nous n’en avons plus les moyens ? Vous parlez de tout cela bien à votre aise, monsieur le propriétaire du Val d’Or !
Elle le regarde mi-fâchée, mi-rieuse.
Jean, une seconde, est vaguement embarrassé de ses millions et il marmotte avec une grâce contrite :
— Si j’osais, Marise, mon amie, je vous dirais : « Tout ce que j’ai est vôtre. »
— Vous faites bien de ne pas oser, car vous m’amèneriez à croire que vous me prenez pour une grue ; et vrai ! je ne le mérite pas. Je grogne mais je ne demande rien à personne et je suis désolée de ne pas savoir comment m’y prendre pour me procurer des capitaux. Que voulez-vous, Jean, jamais Henry ne me faisait d’observations sur mes dépenses… Et puis, tout à coup, le voilà bourré de réflexions désespérantes, hérissé de sévères conseils, de considérations lamentables sur notre avenir, celui de nos mioches, celui du pays ! Du pays !… S’il faut encore qu’il se tourmente pour l’avenir de son pays dont il n’a pas la responsabilité, alors de quoi ne se tourmentera-t-il pas ?
Jean a très envie de rire de cette conclusion : mais il craint de froisser Marise toute pénétrée de son sujet et qui s’exclame convaincue :
— Les parents sont vraiment coupables de ne pas apprendre toujours un métier à leurs filles ! Aussi, comme je suis instruite par l’expérience, je suis résolue à en donner un à Miette.
La jeune personne a cinq ans et demi.
— Un métier pour Miette ! Lequel ?
— Celui de pharmacienne, déclare Marise très sérieuse. C’est un métier propre, intéressant, minutieux ; et Miette est justement très soigneuse. Ce sera parfait pour elle. Il est dommage que moi je sois trop vieille pour apprendre à être pharmacienne… Jean, il y a une chose que je trouve exaspérante en ce moment…
— Quoi donc ? Marise.
— C’est de penser que nous avons gagné la guerre. Donc ce serait aux Boches d’en supporter les conséquences, pas à nous, les vainqueurs ! Et nous pâtissons autant, peut-être plus qu’eux ! Henry m’a annoncé que nous étions abreuvés d’impôts. Pourquoi est-ce que les Boches ne payent pas les dépenses dont ils ont été cause ? Ce serait la plus élémentaire justice.
Dans son indignation, Marise s’est redressée, quittant ses coussins, et a posé, sur le tapis, de petits pieds volontaires, cambrés dans leurs souliers vernis.
Jean approuve, secrètement très amusé :
— Marise, vous êtes la sagesse même. Hélas ! nos dirigeants ne savent pas, comme vous, simplifier les questions.
Ici, un coup de timbre résonne à travers l’ouate des portières et rejette au loin les préoccupations financières et politiques de Marise de Lacroix.
— Ah ! nous allons pouvoir nous élancer au Dancing. C’est Sabine ! Je suis gentille, n’est-ce pas, de vous réunir ainsi à votre flirt ? C’est que j’espère bien qu’un jour le flirt deviendra une fiancée.
Jean a une exclamation d’horreur :
— Oh ! Marise ! Comment, vous aussi ! Je vous en supplie !…
— Quoi ?
— Se peut-il que, vous aussi, vous trouviez : « Il faut marier Jean » ? Mais ça devient une obsession ! Alors, à l’heure présente, il n’est plus permis d’être célibataire en paix, même en payant l’impôt ?
— Bien sûr que non, mon cher ! Il faut repeupler, songez donc ! Et avec Sabine, avouez que la repopulation serait agréable !
Elle s’interrompt, car Sabine elle-même écarte la portière ; haute, svelte, très élégante, une allure de patricienne. Le visage, d’une éclatante beauté, a les lignes d’un camée qui aurait été dessiné d’après un modèle bien français, voire même parisien, de par l’expression du sourire, des yeux, ombrés par le volant de tulle, la capeline de velours.
Marise la salue d’une exclamation accueillante.
— Bonjour, chère ! Venez vite, que nous partions.
— Je suis en retard, et je m’en excuse. Mais maman m’avait demandé de l’accompagner à son essayage chez Lévain… Et la séance s’est prolongée.
— Eh bien, maintenant, nous allons filer ! Je mets mon chapeau et nous partons. Vous m’excuserez tous les deux de vous laisser un instant.
— Nous excusons !… riposte gaiement Sabine.
Jean ne dit rien. Mais Marise sait très bien que non seulement il excuse, mais apprécie. Et, avec un clignement malicieux à son adresse, elle s’éclipse.
Jean, qui s’était levé à l’arrivée de la jeune fille, se rapproche aussitôt de la bergère où elle s’est assise. Elle le regarde évoluer, une lueur dont l’expression est indéfinissable, au fond des yeux de velours, sombres comme les cheveux.
— Qu’est-ce que vous faites donc ? Dautheray.
— Je viens pécher par gourmandise.
Et il se penche sur la main dégantée qui, ivoirine, longue et parfumée, joue avec les plis de satin du manteau. Ses lèvres la couvrent de baisers doux qui, insensiblement, remontent vers le bras, nu très haut, en obéissance à la mode. Elle a écarté son large col de fourrure et, dans l’échancrure, apparaît le cou parfait qu’enserre un étroit cordon de perles.
Elle n’a pas un mouvement pour se dérober ; mais elle dit, avec un accent d’ironie caressante qui répète l’expression du regard :
— Vous avez raison, vous êtes très gourmand.
— Cela vous contrarie ? interroge-t-il, hardiment.
Elle avoue avec une aisance provocante :
— Non, cela m’amuse.
— Moi aussi, cela m’amuse… Ou plutôt, non, le terme n’est pas juste… Cela m’enivre… et ne me vaut rien ! Je frôle du satin blanc qui embaume, tout tiède de vie ardente… C’est exquis et cruel !
Un fugitif éclair court dans les yeux veloutés. Mais elle riposte, moqueuse :
— Quelle poésie !
— C’est vous qui m’inspirez… D’ordinaire, je ne m’exprime qu’en vulgaire prose.
— Je suis très flattée !… Mais… est-ce que vous voudriez bien me rendre ma main ?… Vous avez une façon d’en faire votre bien !
— Si vous l’exigez absolument… Je n’en ai pas la moindre envie… Au contraire.
L’un après l’autre, il baise les doigts tièdes qui frémissent sous ses lèvres.
— Quel avide garçon, vous êtes parfois ! Jean. Tâchez donc d’être plus raisonnable.
Les paroles prêchent la sagesse, mais l’attitude ne les soutient pas ; l’indéfinissable sourire flotte sur la bouche, un peu railleuse, comme les yeux dont le regard est tout ensemble curieux, amusé — et calme.
Cette fille de race et de mince fortune, pour son milieu et ses goûts, — grâce au dédain de l’argent, absolu chez ses parents, marquis et marquise de Champtereux, — cette vierge avertie et ambitieuse sait fort bien qu’il est nécessaire de faire quelques frais, point désagréables d’ailleurs, pour conquérir les jeunes hommes pouvant leur assurer l’indispensable luxe. Dans ses aïeules, il y a eu des maîtresses de roi…
Cette fois, elle n’a pas le loisir de discuter avec elle-même sur la conduite à tenir. D’un mouvement vif, Jean s’est redressé à la voix de Marise :
— Me voilà, mes petits. Sauvons-nous !
Elle soulève la portière.
Jean est debout devant la cheminée, à une correcte distance de Sabine qui, toujours maîtresse d’elle-même, a tiré de son sac, sa houppette et poudre la roseur plus vive de ses joues.
En même temps, à l’autre extrémité du hall, surgit Henry de Lacroix, un garçon maigre, distingué et sérieux, l’air très bon.
— Comment ! Vous êtes encore ici ? Mademoiselle Sabine, mes hommages ! Bonjour, vieux. Alors, je te confie ces jeunes femmes. Vous allez au Dancing ? J’irai peut-être vous y voir un instant. Amusez-vous bien, les enfants !
— Nous ferons de notre mieux. Au revoir !
Et tous trois disparaissent, laissant Henry de Lacroix retourner dans son cabinet, à ses chères études historiques.
L’auto les emmène. Les femmes papotent gaiement, Marise ne pense plus du tout à ses soucis. Sabine écoute surtout, répond un peu, son regard indéchiffrable errant volontiers au dehors.
Et Jean est, de nouveau, envahi par une intense satisfaction de la vie. Il jouit d’être jeune, d’avoir, devant lui, deux très jolies femmes et, autour de lui, l’atmosphère lumineuse d’une fin d’après-midi printanière qui sent les violettes dont il a fleuri ses deux compagnes.
L’auto monte l’avenue des Champs-Élysées, d’une allure à écraser les plus prudents, puis stoppe devant le Palace où les équipages, allongés en une file imposante, annoncent la réunion select qu’abrite la coupole.
Jean saute à terre, fait descendre les jeunes femmes ; et tous trois, le majestueux escalier étant gravi, pénètrent dans le hall où, parmi les plantes vertes et les fleurs, au son d’une voluptueuse musique, devant les spectateurs immobilisés aux petites tables de thé, des couples très nombreux ondoient lentement avec cet air d’application qui caractérise les danses actuelles.
Les hommes, pour la plupart, sont très jeunes ; les plus âgés, de toute évidence, appartiennent à la phalange des inoccupés, parmi les gens du monde. Quelques uniformes évoluent avec une conviction recueillie. Mais jeunes femmes et jeunes hommes semblent accomplir une fonction sérieuse ; le plus grand nombre, avec infiniment de grâce et une sensibilité extrême du rythme suggestif de la musique.
Le tango triomphe pour l’instant.
Jean a introduit ses compagnes dans leur loge où, lentement, elles écartent leur manteau et attirent regards, saluts, sourires de bienvenue.
Ce dancing est devenu une sorte de cercle, à l’usage des femmes du vrai monde qui tiennent à s’amuser et y viennent, à l’heure du thé, se retrouver, se recevoir, s’offrir les tours de tango et autres danses qui les tentent ; voire aussi se critiquer, se jalouser et flirter, oh ! combien ! A cet effet, le hall du Dancing-Palace est le temple même de la coquetterie.
De la main, Marise répond à des amies qui lui font signe, tandis que l’orchestre répand le flot d’une harmonie grisante et berceuse qu’accompagne la voix passionnée d’un chanteur tonitruant.
— Ce n’est pas mal, ce qu’ils jouent là ! remarque Jean.
— Oui, c’est tentant, approuve Sabine. Voulez-vous que nous le dansions ?
Marise, un brin gourmande, proteste :
— Mais… mais nous allons goûter d’abord. Il est tard. Je meurs de faim. Vous, pas ? Sabine.
— Chère, le plateau n’est pas encore apporté. Nous avons le temps de faire un tour, n’est-ce pas ? monsieur Dautheray… Et voici justement Givres qui vient vous faire sa cour. Vous n’allez pas vous ennuyer !
En effet, un garçon plutôt laid mais infiniment chic, est au seuil de la loge, tout souriant d’arriver bon premier auprès de la jolie baronne de Lacroix. Il s’assied à la place laissée vide par Sabine ; cependant que les deux danseurs descendent les quelques degrés qui les amènent au parquet où glissent les couples.
Et, tout de suite, ils s’enlacent étroitement, comme l’exige le tango ; également souples pour suivre le dessin de la musique, sur laquelle, en perfection, se modèlent leurs mouvements.
La main de Jean s’appuie sur l’étoffe soyeuse et mince sous laquelle il sent le jeune corps autant que si Sabine était nue. Contre sa poitrine d’homme, frôle la délicate poitrine, libre de l’étreinte du corset. Les visages sont si proches qu’un imperceptible mouvement mettrait, sous les lèvres de Jean, la peau fraîche qui fleure le muguet, et dont un rose plus vif aux joues, souligne le triomphant éclat.
Ils n’échangent pas une parole, tout au plaisir des mouvements rythmés qu’ils goûtent intensément, l’un comme l’autre… A ce point qu’ils ne remarquent même pas l’attention flatteuse qui les suit, car ils sont, certes, parmi les meilleurs des danseurs de tango présents. Harmonieusement, ils déroulent leur marche lente, la jupe étroite de Sabine attachée à la silhouette masculine. Un étrange sourire erre sur sa bouche un peu entr’ouverte ; l’expression est lointaine des noires prunelles de velours…
Et lui, Jean, se livre tout entier à la jouissance de tenir entre ses bras une forme charmante et de s’abandonner au rythme d’une musique qui agit sur lui à la manière d’un parfum, violent et doux.
Au passage, son regard, un peu voilé, effleure le drap bleu pâle d’un uniforme. Et, soudain, un bizarre réveil se fait brutalement, une seconde, en son cerveau, des jours tragiques qu’il a vécus pendant plusieurs années…
Ces jours — dont il ne parle jamais — ont-ils vraiment existé ?… Y a-t-il si peu de temps qu’il se battait sans penser à rien d’autre, qu’il a connu les souffrances de la captivité, pendant sept longs mois ?… Dans cette atmosphère de plaisir, tout ce passé lui paraît invraisemblable… A ce point, qu’il secoue la tête, comme pour écarter un cauchemar…
Et la sombre vision disparaît.
Cependant, l’orchestre jette ses derniers accords. La voix du chanteur se tait sur une note ardente comme un appel.
Alors, Jean et Sabine s’arrêtent lentement, à regret, encore grisés un peu, reconnaissants du plaisir qu’ils viennent de se donner l’un à l’autre.
Une seconde, leurs prunelles se confondent ; mais déjà, ils reprennent l’entière possession d’eux-mêmes. Et Jean s’exclame, avec sa vivacité joyeuse :
— Oh ! Sabine, c’est un rêve du paradis de Mahomet de danser avec vous !
Elle rit un peu, écartée de lui, revenant vers la loge de Marise.
— Le compliment peut vous être renvoyé. Oui, nous venons de goûter des minutes charmantes que nous retrouverons tout à l’heure…
— Pourquoi pas tout de suite… Entendez-vous ? l’orchestre reprend déjà !
— Oui, mais Marise nous attend pour goûter !… Vous êtes insatiable de danse ! J’ai très soif de mon thé…
— Et moi, j’ai soif de vous, Sabine…
Sans répondre, moqueuse, elle hausse un peu les épaules ; mais son sourire est caressant et une lueur, discrètement triomphante, luit au fond de ses prunelles.
Jean la suit, l’œil charmé par son allure de nymphe qu’aurait habillée un couturier parisien.
Littéralement, ce qu’il lui a dit est la vérité. Elle le grise par sa beauté dont elle distille le charme avec une coquetterie savante. Et il y a plus d’un moment où il se demande, presque surpris, pourquoi il ne prononce pas les paroles décisives qui lui donneraient, il le sent, cette patricienne exquise.
Peu lui importe que les Champtereux dissipent avec insouciance leur patrimoine familial ; — le père au jeu, surtout ; la marquise, la belle marquise de Champtereux, par ses toilettes et ses réceptions ; leur héritier, Hugues, dans les plaisirs de toute sorte qu’il s’accorde sans compter, certain que le jour où il voudra, son nom et sa personne lui apporteront la dot réparatrice.
Pour Jean, la question d’argent n’existe pas. Jamais il n’a eu à en tenir compte, et il l’ignore.
Alors quoi ?… Comme flirt, il goûte infiniment la belle créature qui a l’art d’exaspérer son attrait vers elle, en accordant peu… très peu.
Mais, il s’agit d’épouser ?… Aussitôt, surgissent, en lui, d’obscures et singulièrement fortes résistances. En somme, il ne connaît d’elle que la mondaine dont la hautaine liberté d’allures le charme et — en son for intérieur — le choque. Avec son injustice masculine, il condamne tout bas ce qu’il est ravi de recevoir. En vain, il cherche à pénétrer ce qu’elle est. Sa personnalité intime demeure invisible… Quelle est la qualité de son cœur ? Quelle somme de délicatesse, de générosité, de droiture renferme son âme, dont les replis sont jalousement voilés ? Jusqu’à quel point a-t-elle les préjugés, les idées de sa caste ?…
Pas un brin poseuse, si intelligente soit-elle, naïvement, elle est snob. Elle a une façon de dire : « Il ou elle n’est pas de notre monde », que Jean note comme une faiblesse amusante et imprévue, à une époque de démocratie, mais qui met entre elle et lui, une imperceptible distance que son orgueil d’homme lui a, jusqu’alors, rendu impossible de franchir. Tenace, il a l’intuition que, s’il n’était pourvu d’une fortune considérable, Sabine de Champtereux, quoiqu’il lui plaise, qu’elle le tienne pour un garçon chic, s’arrêterait devant son nom sans titre qui le met, lui aussi, en dehors de « son monde »…
Et aussi fier qu’elle-même, il garde son entière liberté, tout en jouissant des avantages du flirt.
— Eh bien ! Dautheray, vous venez de faire un tour de tango ? jette une voix masculine.
Jean cesse de contempler Sabine. C’est Hugues de Champtereux qui l’interpelle, la main tendue, aussi séduisant que sa sœur.
Et tous trois, devisant, regagnent la loge où Marise grignote des gâteaux avec son cavalier servant et ses amies.
Chez Mme Dautheray, le déjeuner terminé.
Il est deux heures. Ce serait le moment d’une agréable flânerie. Mais Mme Dautheray ignore et ne prise pas — parce qu’elle ignore peut-être ? — les douceurs du farniente. Devant le bureau ancien de son petit salon, elle a déjà entrepris de revoir les comptes de l’œuvre des « Veuves isolées », dont elle est présidente ; et les sourcils froncés sous son lorgnon, elle s’applique dans ses additions, examinant le rapport que, dans la matinée, la secrétaire lui a apporté.
Jean, lui, installé dans le jardinet qui longe le Parc Monceau, parcourt les journaux, tout en fumant.
Un coup de timbre à la haute porte d’entrée qui grince un peu, en roulant sur ses gonds. Mme Dautheray et Jean, ensemble, dressent la tête, malencontreusement troublés par la crainte d’une visite ; et Mme Dautheray attend, la plume en l’air, impatiente et curieuse. Qui peut surgir si tôt ?
Une idée lui traverse la cervelle. Peut-être est-ce quelque intermédiaire dans les négociations matrimoniales, qui vient lui demander un renseignement, à cette heure où l’on est sûr de la rencontrer.
Un heurt discret résonne à la porte ; et la voix étouffée du valet de chambre explique :
— Mme Heurtal fait demander si madame pourrait la recevoir.
— Mme Heurtal !… Comment, Mme Heurtal ?… Comment, Hélène Heurtal serait à Paris ? Jean !
Il se montre au seuil du petit salon.
— Qu’y a-t-il ? mère. Que voulez-vous ?
— Hélène Heurtal demande à me voir. Savais-tu qu’elle était de retour en France ? Je suis stupéfaite !
Le valet de chambre attend toujours la réponse que, toute à sa surprise, Mme Dautheray oublie de lui donner. Jean intervient.
— Hélène est à Paris ?… Vite, mère, dites qu’on la fasse entrer. Elle va nous trouver bien peu accueillants !
Mme Dautheray, obéissante, répète aussitôt :
— Faites entrer, Victor.
Le domestique s’éclipse, tandis que Mme Dautheray ferme son livre de comptes. Il reparaît, s’effaçant pour introduire une très jeune femme qui, avec un sourire luisant sur des dents nacrées, demande :
— Je ne suis pas trop indiscrète en venant de si bonne heure ? madame. C’était pour avoir plus de chance de vous trouver.
Mme Dautheray attire la visiteuse et l’embrasse maternellement sur les deux joues.
— Tout d’abord, ne m’appelle pas ainsi « madame », de cette façon solennelle, mais « marraine », selon notre vieille habitude !… Mon enfant, je suis « syncopée » de te voir ! Quelle résurrection !
Ici, la seconde de silence qui surgit, fatalement, après le choc du rapprochement imprévu, quand les vies ont été longtemps séparées. Puis les questions jaillissent du cerveau de Mme Dautheray.
— Mais, Hélène, pourquoi ne m’avoir pas annoncé tes projets de retour ? Et ensuite, pourquoi ne m’avoir pas écrit que tu étais à Paris ? Je te croyais toujours en Alsace… sinon, repartie à New-York.
— Hélène, vous êtes une cachottière ! fait gaiement Jean qui s’est incliné sur la main très bien gantée qu’elle lui a tendue d’un geste amical. Je ne vous connaissais pas ce défaut, si mes souvenirs ne me trompent pas.
— Peut-être vos souvenirs sont si lointains que votre mémoire les a saupoudrés d’oubli.
Elle parle, en souriant, d’un ton léger, avec un imperceptible accent anglais ; mais une ombre a passé dans les larges yeux, d’un gris bleu de pastel, sous les cils très foncés, des yeux intensément lumineux et « pensants ».
— Enfin, Hélène, depuis quand es-tu à Paris ?
— Depuis trois semaines environ, marraine.
— Tu en avais assez de l’Alsace ? Tu désirais revoir Paris ?
— J’avais besoin de venir m’y réinstaller pour refaire ma vie, dit-elle simplement, avec une sorte de fermeté calme qui désoriente un brin Mme Dautheray.
Cette Hélène, soudain réapparue, lui semble toute différente de celle qu’elle connaissait ; et elle articule, traduisant ainsi son sentiment confus :
— Que de bouleversements depuis que nous nous sommes vues ! Cela fait des années, en somme. C’est inconcevable !
— Oui, je me suis mariée en avril 1914 et, tout de suite après, nous sommes partis pour New-York.
— C’est l’hiver suivant que tu as perdu ton mari ? ma pauvre petite.
— A la fin de février.
— Et si tragiquement ! Ah ! la guerre t’a bien atteinte, toi aussi !
— C’est vrai, marraine, j’ai traversé des heures très cruelles, fait brièvement Hélène qui voudrait laisser dans leur tombe, ces jours du passé.
Jean en a l’intuition. Mais il n’a pas le temps d’arrêter sa mère sur la pente délicate où elle s’aventure ; car, déjà, elle interroge, curieuse affectueusement :
— Vous étiez à peine installés aux États-Unis quand la guerre a éclaté ?
— Oui, à peine.
Et Hélène continue rapidement, sentant qu’elle n’échappera pas à la nécessité d’un récit :
— Marcel, à cause de son extrême myopie, appartenait au service auxiliaire, d’autant qu’il n’était pas robuste. Aussi il n’a pas été mobilisé tout de suite. Mais il n’avait qu’une idée, revenir en France pour se battre…
— Et tu n’as pas pu le retenir ?
— Oh ! madame, je comprenais trop bien son désir pour l’arrêter ; et je lui ai dit, au contraire, que j’étais toute prête à repartir avec lui le plus tôt possible.
— Pourtant, tu n’es pas repartie ?
— J’étais, à ce moment-là, rendue très souffrante par mes espérances de maternité, et Marcel n’admettait pas que je risque la vie de notre enfant dans une traversée que les mines, les torpilles rendaient très dangereuse. Vous savez qu’il avait une volonté que rien ne faisait fléchir… Quand il a appris que la scierie de son père, près de Lauterbach, avait été brûlée par les Boches, que son père était mort d’émotion, il a décidé de partir sans plus attendre ; et malgré mes supplications pour qu’il m’emmène, après m’avoir confiée à de bons amis que nous avions là-bas, il s’est embarqué.
Hélène s’arrête.
Le reste, Mme Dautheray le sait. Pourquoi ressusciter des heures cruelles ? Mais, sans réfléchir, impulsive, elle continue :
— Et ce que le pauvre garçon redoutait pour toi est arrivé. Son navire a été torpillé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et… et… il a été noyé ?
Mme Dautheray ne se rappelle plus bien les détails du drame.
— Non, explique vite Hélène, pour en finir. Non, il ne s’est pas noyé ; nageant très bien, il a pu se soutenir et être recueilli dans une barque. Mais, délicat des bronches comme il l’était, il avait été saisi par le froid glacial de l’eau… et… il est mort, sans avoir repris connaissance, heureusement… sur le navire où il avait été transporté.
— Ma pauvre, pauvre petite ! s’exclame Mme Dautheray, très émue.
Jean intervient résolument :
— Mère, vous oubliez qu’il doit être pénible à Hélène de vous parler de cette catastrophe… Aussi…
— Hélène sait bien que c’est par affection que je la questionne ! proteste Mme Dautheray. Nous avons eu si peu de détails sur son malheur ! Tu n’as rien écrit à tes vieux amis, Hélène.
— Marraine, j’étais trop bouleversée pour le faire…
— Tu avais appris… tout de suite ?
— Oui, très rapidement.
— Et alors, tu t’es décidée à rester en Amérique ?
Un sourire un peu amer effleure les lèvres de la jeune femme.
— Où serais-je allée ? Je n’avais plus d’asile en France… Mes amis m’ont gardée.
— Des Français ?
— Oui. Le mari dirigeait les usines où Marcel était ingénieur. C’était un camarade d’enfance à lui ; la femme s’est montrée, pour moi, une vraie sœur aînée… Près d’eux, j’ai eu mon petit garçon ; et je suis restée jusqu’au moment où l’armistice m’a permis de rentrer en France…
— Oui… oui…, fait Mme Dautheray, qui, pleine de sympathie, a attiré dans les siennes la main de la jeune femme.
Pendant la guerre, absorbée par ses personnelles inquiétudes, elle n’a guère pensé à s’inquiéter du sort d’Hélène Heurtal et ignore complètement ce qu’il est advenu de l’enfant, né en ces tragiques circonstances. Aussi, elle ose à peine demander :
— Ton fils… tu as pu l’élever… sans trop de peine ?
Un sourire éclaire le visage d’Hélène.
— Bobby est très robuste, par bonheur. Il a hérité de ma santé ; de plus, il a reçu l’éducation fortifiante des petits Yankees ; et depuis notre retour en France, il s’ébroue comme un poulain, en pleine liberté, dans le jardin de sa tante.
— De sa tante ?
— La vieille sœur de mon beau-père qui vivait près de lui et avait élevé Marcel…
— Mais tu ne te plaisais pas en Alsace ?
— Oh ! si ! marraine. Je viens d’y passer des mois… bienfaisants, auprès d’une femme exquisément bonne… Mais il fallait bien penser à l’éducation de mon petit boy. Vous savez que ma fortune était très mince. Marcel avait un superbe avenir, mais encore peu d’acquis. Et la destruction de la scierie de Lauterbach avait tout à fait ruiné mon beau-père… Alors, étant donnée la cherté terrible de la vie, il faut bien que je me crée des ressources pour élever Bobby.
Elle n’a d’ailleurs pas l’air autrement effrayée de la perspective. Jean le constate ; et, de nouveau, Mme Dautheray considère, étonnée, cette veuve de vingt-quatre ans, qu’elle a connue gamine — puisque son père était le docte professeur qui avait pour mission de donner à Jean le goût de la science. Hélène et Jean sont de vrais camarades d’enfance ; car la fillette étant orpheline de mère, Mme Dautheray s’est beaucoup occupée d’elle ; d’où le nom de « marraine » qu’elle se faisait donner par l’enfant, sans que le sacrement y fût pour rien.
Elle s’intéressait d’autant plus à Hélène qu’elle lui voyait, sur son fils, une salutaire influence de sœur aînée, très raisonnable ; encore qu’en réalité Hélène fût de trois ans la plus jeune. Mais, grandissant solitaire, très développée intellectuellement par son père qu’émerveillait l’avidité de son cerveau, elle était une petite créature sérieuse et sage, ne craignant pas de dire son fait à l’écolier joueur qui l’avait adoptée comme confidente.
Il ont ainsi « poussé » l’un près de l’autre. Puis la destinée les a séparés ; si radicalement qu’aujourd’hui, remis tout à coup en présence, ils se regardent avec une même curiosité de comprendre ce que la vie a fait d’eux.
Tandis que Mme Dautheray interroge la jeune femme, pêle-mêle, sur son garçonnet, sur l’Amérique, sur l’Alsace, lui l’observe, cherchant à retrouver sa sérieuse petite amie, d’une réserve presque sauvage, dans cette Hélène inconnue qui cause devant lui avec une aisance de femme habituée à ne compter que sur elle seule.
Physiquement aussi, elle est tout autre.
La figure était blanche et mince, si mince que les yeux y semblaient immenses. Et voici que l’ovale trop effilé s’est délicatement arrondi. La peau a maintenant un éclat doré qu’avivent la lueur des joues, la fraîcheur des lèvres.
Intrigué, Jean se demande tout bas :
— Regrette-t-elle son mari ? Le mariage, en général ? Ou s’accommode-t-elle de son indépendance ? A-t-elle remplacé le mari par un amant ?
Mais cette dernière hypothèse, émise par sa cervelle masculine, il la rejette aussitôt. Il y a dans le regard, le sourire, l’attitude d’Hélène, un je ne sais quoi qui rend impossibles, les suppositions injurieuses sur l’emploi qu’elle fait de sa vie. Seulement, elle lui apparaît indéfinissable dans son expression de vaillante qui, malgré sa jeunesse, connaît déjà bien la vie.
Rien non plus d’une veuve accablée. Pas même, l’uniforme de deuil. Elle porte un tailleur de forme impeccable, d’un gris cendré très doux comme la toque faite de plumes lisses et soyeuses, sous laquelle ondulent les cheveux mordorés.
Jean cherche à se rappeler le mari, un ingénieur du Val d’Or, sensiblement plus âgé qu’Hélène, qu’il a tout juste entrevu au moment du mariage. Un garçon long et maigre, la physionomie froidement intelligente, des yeux autoritaires derrière un lorgnon. Très ambitieux, avec un « vouloir de fer », disait M. Dautheray qui l’appréciait fort. A une soirée chez sa femme, Marcel Heurtal avait rencontré Hélène dont la jeunesse avait instantanément conquis ses quarante ans. Et, encore qu’elle n’eût qu’une bien faible dot, il l’avait épousée. Depuis un an, elle était orpheline, sans famille proche et, toute seule désormais, ne pouvait qu’accepter le mari, pourvu d’évidentes qualités, que lui présentait, presque lui imposait sa « marraine ».
Soudain, Jean, qui regarde dans le passé, la revoit en mariée, singulièrement grave, si pâle. A peine, elle lui a dit au revoir ! Un rapide serrement de mains. Un bref « Adieu, Jean ! »
Il lui en a un peu voulu de cette brusque séparation. Est-ce que de bons amis comme elle et lui se quittent ainsi, tels des indifférents ?
Il ne l’a pas revue depuis ce jour-là. Il était en Angleterre quand elle a quitté la France aussitôt son mariage.
Jean est si absorbé par ses souvenirs et ses observations qu’il tressaille d’entendre la jeune femme s’exclamer :
— Jean, que vous êtes donc silencieux !
— C’est que… c’est que je suis très occupé à vous regarder, Hélène… pour vous reconnaître.
— Ai-je donc tant changé ? demande-t-elle sans un brin de coquetterie, une simple interrogation dans les yeux.
— Oh ! oui, vous avez beaucoup changé. Vous n’avez plus du tout votre air de petite fille très sage.
— Quel compliment à rebours ! fait-elle amusée. De qui donc ai-je l’air ? D’une femme écervelée ?
Mme Dautheray intervient, scandalisée :
— Jean, tu es très malhonnête pour Hélène.
— Je n’en ai guère l’intention ; vous le savez bien, n’est-ce pas ? Hélène. Non, vous n’avez rien d’une femme écervelée ! Tout bonnement, vous êtes devenue une femme… Le papillon est sorti de sa chrysalide !
— Quelle jolie comparaison ! La simple vérité, c’est que j’ai vieilli. A mon âge, les années commencent à compter double.
— Vieilli ? Ah ! Dieu non, vous n’avez pas vieilli ! Vous vous êtes épanouie… merveilleusement. Ce que l’Amérique et l’Alsace vous ont réussi ! Mère, vous êtes de mon avis, n’est-ce pas ?
Avant que Mme Dautheray ait répondu, Hélène a détourné la conversation. De toute évidence, il lui déplaît d’être un sujet d’analyse.
— Nous ne parlons que de moi ! Passons un peu à vous, Jean, s’il vous plaît. Marraine, je m’attendais à le retrouver marié, peut-être même déjà père de famille.
— Ah ! tu vois bien ! Jean, s’exclame Mme Dautheray triomphante. Tu vois ce que pense Hélène, comme tout le monde !
— Hélène, aurais-je jamais soupçonné que vous vous attaqueriez à ma liberté ? Je vous croyais pourtant mon amie.
— Marraine, il est rebelle au mariage ?
— Mon enfant, il me navre ! Tous ses camarades trouvent des épouses charmantes. Lui continue « à chercher », prétend-il… C’est-à-dire qu’il refuse tout ce qui lui est présenté.
Jean, flegmatique, laisse aller sa mère. Hélène l’enveloppe de son regard si profondément intelligent où luit un éclair de malice.
— Tant difficile que cela ? ami Jean.
— Oh ! oui, il est difficile ! Puisque te voilà à Paris, Hélène, je compte sur toi pour le chapitrer. Tu lui donneras de bons conseils, comme autrefois, quand tu arrivais à le décider au travail.
— Hélène, je vous en supplie, ne faites rien de pareil ! riposte Jean mi-fâché, mi-gamin, car je ne veux pas me brouiller avec vous. Ne devenez pas, comme maman, hypnotisée par cette idée : « Il faut marier Jean ! »
— Oh ! mon enfant, que tu es dur !
— Hélène, j’attends l’étincelle, mais le bois est sec. Un jour ou l’autre, il s’allumera. Maintenant, parlons de choses plus intéressantes. Il y a un instant, vous disiez à maman que vous désiriez vous occuper, à l’intention de votre fils. Que voulez-vous donc faire ?
Une flamme gaie palpite dans les yeux de la jeune femme :
— Oh ! cela, je n’en sais rien encore. D’abord, il faut que je trouve un gîte.
— Pour le moment, où es-tu donc ?
— Dans une pension de famille à Neuilly que je connaissais par mes amis américains. Mais c’est une organisation qui ne peut se prolonger, toutes mes humbles économies y passeraient.
— C’est cher ? interroge Mme Dautheray qui jamais n’a pu connaître la valeur de ce qualificatif.
— Très cher, pour moi tout au moins.
— Et tu ne trouves pas d’appartement qui te convienne ?
— Dites, marraine, que, je ne trouve rien du tout. Je ne me doutais pas à quel point un logis pouvait être un mythe à Paris. Il y a des minutes où, devant l’inutilité de mes recherches, je me sens envahir par le désir aigu de refiler vers l’Alsace et d’abandonner tous mes projets d’avenir.
— Où as-tu cherché ?
— Dans tous les quartiers, beaux et laids. D’abord, bien entendu, je suis retournée dans la bonne vieille île Saint-Louis, qui a vu mon enfance, où j’aurais voulu retrouver, pour être moins isolée, les visions familières sur la Seine, Notre-Dame…
— Et tu n’y as rien découvert ?
— Mais non, ni là ni ailleurs. Pas un écriteau… seulement des concierges narquois. C’est affolant !
Jean a écouté, intéressé, parce qu’il est serviable et qu’Hélène est tout ensemble son amie d’enfance et une jolie créature. Il se tourne vers Mme Dautheray :
— Mère, dans vos maisons, vous n’auriez pas quelque chose pour Hélène ? Voyons, cherchez.
— Tous nos appartements ont des locataires qui ne veulent pas bouger. Tu le sais bien, Jean.
— Oh ! non, je ne sais pas. C’est vous qui êtes au courant. Moi… un zéro !
— Vos appartements, marraine, seraient d’ailleurs bien trop somptueux pour ma bourse ! remarque Hélène en riant. Il me faut un modeste petit trou pour Bobby, la vieille Odile, qui servait mon beau-père, et moi…
— Vraiment, insiste Jean, vous vous contenteriez d’un home exigu ?
— Certes oui… et pour cause…
— Eh bien !… Eh bien ! alors, je crois que j’ai votre affaire !
Une surprise joyeuse monte dans les yeux de la jeune femme.
— Jean, ce serait trop beau !… Vous plaisantez, avouez.
— Mais, pas du tout.
— Toi, Jean, tu vois quelque chose à offrir ?…
— Hélène, je puis vous céder le gîte, très restreint, où j’ai mon atelier, dans notre maison du boulevard Émile-Augier.
— Ah ! Mais… Jean, je ne veux pas vous déloger.
— N’ayez aucun scrupule à mon endroit. Je trouvais cette installation beaucoup trop lointaine. Je la conservais, par habitude, sans l’utiliser, en souhaitant une autre que je viens de dénicher, tout à mon gré… Donc, je puis bien aisément vous obliger…
Mme Dautheray est un peu effarouchée de la proposition de Jean et de l’idée d’introduire Hélène dans cette garçonnière, où elle estime qu’il a dû se passer des choses… peu propres à mener Jean vers le mariage.
Hélène, elle, est ravie de la chance imprévue et n’ose encore en croire possible la réalisation.
Elle écoute Jean lui expliquer de quoi se compose le menu appartement, tout voisin de la Muette, ce qui serait parfait pour Bobby.
— Hélène, venez le visiter… Aujourd’hui ?… Demain ?…
— Mais… mais les conditions n’en conviendraient peut-être pas du tout, à mon budget, remarque-t-elle, hésitante.
— Oh ! je suis certain que nous nous arrangerons toujours, mère et moi étant vos propriétaires.
De cela, Hélène n’est que trop sûre ; et sa fierté est troublée quelque peu. Mais comment repousser une proposition qui l’enlève à la double perspective ou de retourner à Colmar, ou d’en être réduite à « coucher sous les ponts », comme elle dit en riant ?
Et elle prend rendez-vous.
A Saint-Philippe du Roule, la messe de onze heures finissante.
Église comble. Odeur confuse d’encens, de poudre de riz et de parfums très fins. Beaucoup de jolies femmes — ou en donnant l’illusion — merveilleusement modernes en leurs atours. La tête enfouie sous des chapeaux qui, enfoncés jusqu’aux sourcils, accusent fâcheusement, ou agrémentent, le profil, laissant tout juste deviner, sur la nuque, le coloris des cheveux. Des capes qu’elles ont écartées sur le corsage généreusement ouvert. La jupe courte sur le bas de soie transparent dans le soulier découvert.
C’est bien dans la note… tout à fait bien.
Ces élégantes mondaines offrent à leur Créateur le spectacle qu’elles accordent chaque jour à ses créatures ; et les chrétiens présents du sexe fort peuvent, s’ils sont dénués de ferveur, trouver matière à d’agréables distractions.
Mme Dautheray a en abomination de telles messes et, au grand jamais, ne les fréquente. Mais, en ce jour, il s’agit d’apercevoir la jeune personne présentée par sa bonne amie de la Vrillère ; et, après avoir dévotement entendu une messe matinale, où le recueillement est à son gré, elle est venue assister à celle-ci, dans un but essentiellement profane.
L’office va finir. Mme Dautheray est très agitée. Elle voudrait déjà distinguer la jeune candidate dont les qualités la raviraient d’aise chez sa bru. Or l’église est noyée dans la pénombre, et puis elle abrite tant de jeunes vierges !
D’autre part, Mme Dautheray n’aperçoit pas Jean qui, pourtant, a promis de venir la rejoindre. N’est-il pas encore arrivé ? Ce serait bien regrettable, tant au point de vue chrétien qu’au point de vue matrimonial. Car voici le prêtre qui, se tournant vers la foule des fidèles toute prête à se disperser, proclame à haute voix :
— Ite, missa est !
Bien que ce soit un geste dont, en d’autres circonstances, elle se ferait scrupule, Mme Dautheray tourne la tête et ses yeux inquisiteurs regardent le flot semi-pieux qui commence à dévaler vers la porte de sortie, ouverte lentement par un invisible sacristain.
— Ah ! c’est lui ! Il est là ! murmure-t-elle avec un soupir d’allégement.
Parmi ceux qui attendent, en leur rang, les dernières oraisons, elle a distingué Jean, dont la haute silhouette émerge de la foule qui se presse vers la grand’porte, maintenant ouverte large. Un élan d’orgueil bondit en son cœur.
— Il est vraiment beau garçon, mon Jean ! Si cette jeune fille pouvait lui plaire !
Elle ne doute pas une seconde que lui ne plaise ; et avec une ultime génuflexion, elle s’abîme en une rapide prière ; cependant que le prêtre descend les marches de l’autel, la messe achevée.
Mme Dautheray a un signe de croix, puis elle se détourne et s’évertue à atteindre Jean qui, à son tour, chercheur, s’applique à joindre sa mère dans le torrent des fidèles.
En bousculant un peu quelques-uns d’entre eux, elle parvient à l’approcher.
— Me voici ! Jean. Maintenant, allons nous placer au pied du péristyle pour voir descendre Mme de la Vrillère et ses amies.
A travers la foule papotante qui encombre le seuil de l’église, Jean évolue avec aisance, salue, serre des mains connues, échange des mots brefs, talonné par Mme Dautheray, dont les yeux interrogent éperdument l’abondance des chrétiens que déverse le saint temple. Elle est à peine sur le trottoir, au bas des marches, qu’elle a une exclamation frémissante :
— Les voilà !… Les voilà sûrement !
Jean pense, avec irrévérence, qu’ainsi s’exclamaient les curieux, en l’inoubliable matinée du 14 juillet, où les premières troupes victorieuses apparaissaient dans l’avenue triomphalement ensoleillée.
— Tu aperçois bien Mme de la Vrillère, n’est-ce pas ? La dame un peu forte et très distinguée, près d’elle, ce doit être la mère… et à côté…
Mme Dautheray n’achève pas. Son regard dévore la jeune fille qui descend les marches… Jean, lui aussi, observe, mais avec un extrême détachement. Et il juge, désinvolte :
— Pas de chic ! Et un peu basse sur pattes !
A son oreille, Mme Dautheray jette convaincue :
— Elle est charmante !
C’est qu’en effet, Madeleine de Serves réalise absolument son idéal de la jeune fille « comme il faut ». Elle a de beaux yeux de biche effarouchée sous la mousse claire des cheveux, une fraîcheur de petite fille ; le sourire est très jeune tandis qu’elle parle à Mme de la Vrillère. Elle est habillée avec une simplicité élégante, correcte et ennuyeuse.
Il a été convenu que cette première rencontre ne serait qu’une entrevue muette, les seules auxquelles Jean se prête. Mais Mme Dautheray, étant désormais habituée à suivre son bon plaisir, ne résiste pas une seconde à la tentation de voir de plus près la jeune fille revêtue des mérites qui lui ont été énumérés.
Et, persuadée que Jean la suit, elle se lance de l’avant et se trouve à côté de sa vieille amie.
Exclamations. Saluts. Présentations hâtives. Mme de Serves devine incontinent ce dont il retourne et, d’un coup d’œil discret, cherche le « jeune homme ». Elle et Mme Dautheray se montrent prodigues de sourires gracieux que remarque Madeleine de Serves avec des prunelles candides, un brin malicieuses, qui soudain la font ressembler à un Greuze.
Mme Dautheray pense qu’il n’y a pas à hésiter. Il faut présenter Jean tout de suite, puisque l’occasion s’en offre excellente. Elle se retourne…
Mais pas de Jean ! Il ne l’a pas suivie dans son intempestif élan. Un peu en arrière, où elle l’a laissé, soi-disant en observation, il est arrêté et cause dans un groupe fort élégant où elle aperçoit Mme de Lacroix — « la femme qui s’habille le mieux du Tout-Paris » — près d’une belle jeune fille en qui elle reconnaît Mlle de Champtereux. Juste à ce moment, il lui baise la main, avec un air de prendre congé. Heureusement !
Comme il se détourne, elle lui fait signe d’approcher ; et force lui est bien d’obéir, sous peine d’impolitesse.
— Jean, tu viens saluer Mme de la Vrillère ?
— Mais certes oui ! Madame, je vous présente mes hommages.
Mme Dautheray se tourne vers Mme et Mile de Serves dont le double regard s’attache aussitôt sur Jean, incisif chez la mère, naïvement curieux chez la petite.
Il y a, alors, un brouhaha de paroles confuses. Devant la soudaineté du rapprochement, les dames hésitent sur ce qu’il faut dire. Mais une seconde seulement. Toutes sont des femmes du monde accomplies, à la hauteur de toutes les situations. Elles trouvent instantanément les mots qui conviennent, et Mme de la Vrillère croit devoir ajouter, gracieuse :
— M. Dautheray a été, pendant la guerre, un de nos plus brillants aviateurs !
Ce qui amène un fugitif froncement des sourcils de Jean. Ainsi exhibé, il se sent aussi ridicule que s’il était accusé d’une sottise. Sa mère le devine et conçoit la nécessité de prendre congé sans retard. Mais Mme de Serves intervient, la bouche souriante :
— Maintenant, les aviateurs ne volent plus, ils dansent ! Monsieur, si vous êtes amateur, j’ai, dimanche, une matinée, et vous seriez tout à fait aimable d’accepter une invitation impromptue. Mme de la Vrillère peut vous dire que j’aurai d’excellentes danseuses à vous offrir… Dignes de vous, si j’en crois votre réputation !
— Madame, vous me remplissez de confusion. Je danse, je vous assure, comme la foule de mes frères ! fait Jean, exaspéré en son « quant à soi ». Mais, comme sa courtoisie est irréprochable, il dissimule à souhait son état d’âme et répond à l’invitation par de vagues paroles de politesse qui ne l’engagent à rien du tout… Car il est, à cette heure, bien décidé à ne pas mettre les pieds chez Mme de Serves, laquelle semble l’avoir en gré et lui répète :
— A dimanche, j’espère, monsieur.
Il s’incline profondément. Les dames se serrent les mains avec effusion.
Mme Dautheray tend la sienne à Madeleine qui, très sage, a écouté, attentive et silencieuse, l’échange des propos. Et, l’air charmé l’une de l’autre, toutes se séparent.
— Ce jeune homme est très gentil ! remarque Mme de Serves avec une négligence volontaire. Je pense qu’il sera une bonne recrue pour nos danseuses. On n’a jamais trop de jeunes gens !
Les deux amies redescendent ensemble, tout en devisant, le faubourg Saint-Honoré, vers la rue de l’Élysée, où se trouve l’hôtel des Serves.
Mme Dautheray est enchantée de l’entrevue et s’exclame :
— Cette petite est exquise !… Si naturelle ! Si simple !… Et jolie !… Très bien habillée aussi… Une robe d’une longueur excellente… Parfaitement chaussée… N’est-ce pas ?
Silence de Jean, qui est fâché, mais, selon son habitude, n’en manifeste rien. Mme Dautheray, elle, est tellement imbibée de satisfaction, qu’elle ne s’aperçoit pas de sa figure fermée. C’est seulement après avoir exhalé ses espérances, en remontant la rue de Courcelles, qu’elle est tout à coup frappée du mutisme de Jean, dont la canne, par instant, bat le trottoir d’un heurt sec. Et, inquiète, elle interroge :
— Tu ne me donnes pas tes impressions, Jean, pourquoi ?… Tu veux connaître mieux cette enfant avant de te prononcer sur elle ?… Dimanche, tu pourras l’observer plus longuement.
Jean regarde sa mère, suffoqué d’indignation.
— Est-ce que, par hasard, mère, vous vous imaginez que je vais aller chez cette dame cramponnante, qui tente de me happer comme un gros goujon à sa convenance ?
— Oh ! Jean, fait Mme Dautheray consternée, que tu es brusque !… Tu as une occasion très naturelle d’étudier cette jeune fille, et tu te rebiffes…
— Bien entendu, puisque je n’ai pas la moindre envie de l’étudier !… Des petites filles comme celle-là, j’en trouverai à la douzaine !… C’est gentil, quelconque, par suite, bien vite insipide ! Vous avez insisté pour que je la voie… Afin de vous être agréable, je l’ai vue… Eh bien ! maintenant, restons-en là et n’y pensons plus !
— Oh !… Oh ! répète Mme Dautheray, abasourdie. Mais, Jean, tu ne parles pas sérieusement, n’est-ce pas ? Songe que cette enfant t’apporterait… tout ce que tu peux souhaiter !… Fortune, jeunesse, beauté, instruction ! Elle a même suivi des cours de droit et de cuisine ! m’a raconté Mme de la Vrillère.
— La malheureuse ! dit Jean, pitoyable.
Cette fois, Mme Dautheray est fâchée.
— La malheureuse !… Jean, tu es stupide ! Je ne sais vraiment pas pourquoi je prends toute cette peine pour te préparer un bonheur que tu dédaignes !
— Ah ! fichtre non, je ne dédaigne pas le bonheur !… C’est pourquoi je suis si lent à m’engager ! Maman, ne vous agitez pas !… Pour l’amour de votre Créateur, dont vous venez de demander les lumières ! Je vous accorde que votre jeune personne constituera certainement une épouse de tout repos…
— Et cela ne te met pas en goût ?
Dans la pensée de Jean, se dresse l’éclatante image de Sabine de Champtereux… Tout le contraire de la « femme de tout repos », celle-là ; peut-être… Mais combien tentante…
Et, tout haut, il songe :
— Au point de vue de ma tranquillité conjugale, c’est vrai ; cette juvénile créature serait l’idéal. De plus, je suis certain qu’avec elle, j’aurais une maison supérieurement tenue, une cuisine à l’avenant, des petits soins à en devenir enragé… Mon bonheur serait un incomparable pot-au-feu conjugal. Mais je me connais… J’aime mieux vous prévenir, maman… Ce pot-au-feu me donnerait fatalement l’envie d’aller croquer au restaurant un menu plus relevé !
Mme Dautheray l’écoute, désolée, ne parvenant pas à découvrir s’il plaisante ou non.
— Mon Dieu, mon enfant, que tu es ridicule avec tes comparaisons culinaires ! Tu me décourages !
— C’est cela, maman, soyez découragée, et ne pensez plus sans répit : « Il faut marier Jean ! » Laissez cet infortuné attendre, en paix, l’étincelle annoncée à Hélène Heurtal.
— C’est une femme de bon sens qu’Hélène ! Puisse-t-elle te convaincre que tu as tort de ne pas m’écouter !… Il faut que j’aille la voir…
— Maman, laissez la pauvre Hélène tranquille… Pour l’instant, du moins. Elle déménage, elle s’installe. Elle a bien autre chose en tête que de me traiter en gamin qu’il faut morigéner !
— Elle peut bien s’occuper un peu de ton avenir ! riposte Mme Dautheray, pénétrant sous la majestueuse grand’porte de son logis. Tu as été pour elle un propriétaire… unique à l’heure actuelle… Un loyer dérisoire… des réparations complètes… Peintures… Papiers… C’en est ridicule !
Jean a un joyeux geste d’épaules.
— Eh bien ! tant mieux, si j’ai pu rendre service à ma petite amie Hélène. Et ne vous montrez pas méchante quand vous êtes la bonté même. Autant que moi, vous avez plaisir à obliger, avouez-le.
Il pose sur elle ces yeux malicieux et câlins auxquels, toujours, elle a été incapable de résister. Et comme ils sont dans le jardinet, chaud de soleil, il se penche et tendrement baise la main qu’elle vient de déganter.
Sur le seuil du petit salon, la voix de M. Desmoutières s’élève :
— Eh bien !… Eh bien !… On ne rentre pas déjeuner ?… Vite, Marthe, j’ai à t’offrir la plus séduisante des belles-filles !
— Oh ! encore une ! marmotte Jean, exaspéré et amusé du comique de sa situation. Cela devient épouvantable !
Ce même jour, à l’hôtel de Serves, l’heure du café. Dans le fumoir, tête-à-tête de monsieur et de madame.
— Alors, vous le trouvez bien ? interroge M. de Serves. Cinquante-cinq ans, éminemment correct et distingué. Pas bête du tout. Beaucoup de bon sens, même. Nez plutôt proéminent. Un peu le profil d’un fourmilier.
Madame déclare, convaincue :
— Il est charmant !… Un joli garçon, très aimable…
Si Jean entendait !…
— Aussi, pour qu’il puisse mieux voir Madeleine, je l’ai invité à notre matinée de dimanche.
— Vraiment ?… Ah !… Vous n’avez pas pensé que ce pouvait être un peu prématuré de lui ouvrir si vite votre maison ?
— Oh ! ce jour-là, j’aurai tant de jeunes gens que je ne connais pas !
— Évidemment… L’enfant ne se doute de rien ?
— Comment le ferait-elle, la pauvrette ? Le rapprochement a été si imprévu, si naturel !… C’est d’ailleurs bien préférable qu’il en ait été ainsi. Il était inutile que son imagination se mette en branle, peut-être à vide… Car Mme de la Vrillère m’a avertie que Jean Dautheray était encore très réfractaire au mariage. Il prétend attendre l’étincelle. Nous verrons, dimanche, la seconde impression… La mère est fort bien aussi, très élégante… L’air d’un pastel… Je vais tout de suite leur envoyer des invitations.
— Je croyais que vous craigniez de manquer de place ?…
— Maintenant, je crains plutôt des abstentions… Avec cette interdiction subite de Monseigneur pour les tango, fox-trott, etc.
M. de Serves lève un peu la tête, interrogateur :
— Mais puisque, à l’archevêché, notre ami, le chanoine Armandin, m’a dit qu’en modifiant ces danses, dans ce qu’elles ont d’immodeste, vous pourriez les accepter chez vous, la question me semble réglée.
Et M. de Serves se renfonce, satisfait, dans son fauteuil, tout en lançant vers le ciel une bouffée de son odorant cigare.
Mais madame est volontiers pointilleuse :
— Il vous semble… Vous ne seriez pas aussi affirmatif si vous aviez entendu l’autre jour, chez la baronne Niaisons, la générale de Brunay déclarer, et de quel ton ! que, pour sa part, jamais elle n’avait permis à sa fille d’apprendre même les plus chastes figures du tango, danse du peuple en : Amérique. Elle a eu l’air indignée quand notre bonne baronne a insinué avoir vu danser le tango de façon fort convenable ; et elle nous a affirmé que c’était là l’impossible puisque, selon la règle, les corps des danseurs et danseuses doivent s’enchevêtrer aussi complètement que possible… D’où des attouchements de nature à suggérer de fâcheuses pensées chez nos fils et nos filles.
— Absurde ! fait M. de Serves, impatienté et mécontent que ses décisions, sur ce point de morale, puissent être controuvées. Nos petites n’entendent pas malice à leurs évolutions chorégraphiques et ce sont les réflexions intempestives, comme celles de la générale, qui leur mettent en tête des idées qu’elles n’auraient pas eues à elles toutes seules !
— C’est un point de vue, en effet, approuve Mme de Serves déférente. — Elle admire beaucoup son mari. — Il est certain que, jadis, la valse, le boston, ont aussi attiré des foudres sur nos mères et sur nous-mêmes.
— Parfaitement. En somme, conclut M. de Serves, plus ça change et plus c’est la même chose. Notre respectable cardinal a perdu une belle occasion de se révéler large d’idées !
— Oh ! Félix, que vous vous montrez donc parfois anticlérical !
M. de Serves se met à rire et saisit son journal, fervent défenseur du trône et de l’autel.
A l’étage supérieur.
Au balcon de sa chambre, ouvrant sur les ombrages de l’Élysée, Madeleine bavarde avec son « amie de cœur », Odette de Luzarches, qui est venue la chercher pour un bon footing au Bois. Dans la pièce voisine, l’Anglaise d’Odette converse activement avec celle de Mad, attendant le moment de repartir. Mais les deux petites ne sont pas pressées.
— Alors, Mad, raconte-moi… Tu penses que tu as eu une entrevue ce matin ?
— Dame, ça m’en a tout l’air…
— Et… il est bien ?
— Très bien… Oh ! très bien… Il me plaît beaucoup, à la simple vue… Mais…
— Quoi ?
— Mais je ne crois pas que ça marche, car il n’avait pas l’air d’en avoir la moindre envie.
— Oh ! mon chéri, quelle bêtise tu dis là ! Comment peux-tu savoir ?
— J’ai bien remarqué. Tandis que sa mère nous parlait, très aimable, lui causait dans un groupe où il y avait des femmes charmantes… tout à fait distinguées… L’une surtout, une jeune fille, il me semble, très jolie… une vraie beauté et habillée ! Ah ! il ne s’occupait guère de nous. Et…
— Et ? insiste Odette, violemment intéressée.
— Et quand sa mère lui a fait signe d’approcher pour qu’elle nous le présente, il est venu… comme un chien qu’on fouette.
— Quel être malhonnête !
Madeleine proteste vivement :
— Mais non, mais non… Bien entendu, il a été très poli, tout à fait courtois quand maman l’a invité à sa matinée de dimanche.
— Il a accepté ? Quelle chance ! je le verrai.
— Oh ! il a fait des phrases vagues qui ne l’engagent pas… malheureusement.
— Malheureusement ! Mon loup, tu as le coup de foudre !
— Je ne crois pas. Mais puisque je suis à l’âge de me marier, j’aimerais mieux lui qu’un autre. Odette…
— Quoi ?
— Pour que ça aille avec lui…
— Eh bien ?
Mad est devenue toute rose :
— Eh bien ! je vais dire un rosaire tous les jours jusqu’à dimanche…
— Un rosaire ! Mais c’est d’une longueur épouvantable !
Mad, modeste :
— Trois chapelets, cent cinquante ave !
— Cent cinquante ave ! Oh ! tu es capable de répéter cent cinquante ave à la suite sans t’endormir ou devenir enragée ?
— Oh ! on peut penser à autre chose.
— …
Mad voit l’ahurissement d’Odette et ses joues s’empourprent de nouveau. Mais elle se met à rire et corrige bien vite :
— A autre chose… c’est-à-dire à d’autres choses pieuses qu’aux ave qu’on répète tant de fois à la suite… Tu ne comprends rien, Odette.
— Si, mon petit, je comprends bien, très bien, que, de tous tes prétendants, c’est celui qui t’agrée le plus… Et fortement ! Car pour réciter en son honneur trois chapelets… J’en suis écrasée pour toi. Enfin, tu mériteras d’être récompensée !… Heureusement que les anathèmes sur le tango n’ont pas empêché ta mère de donner sa matinée, comme elle en avait parlé à maman.
— C’est que père est allé à l’archevêché voir notre ami, le chanoine Armandin, lui a exposé le cas ; et l’abbé, par bonheur, a dit qu’en supprimant les figures inconvenantes, en changeant le nom de la danse pour éviter toute équivoque, maman pourrait faire danser chez elle tout ce qu’elle jugerait bien. Maintenant le tango est devenu l’habanera. Yverdun est venu hier à cinq heures me donner une leçon. Tu aurais dû la prendre avec moi, Odette.
— Impossible, chérie, j’avais mon cours de droit à cette heure-là !
— Enfin, maman a été très satisfaite de l’habanera… Odette, est-ce que tu comprends pourquoi les figures qu’on a supprimées étaient inconvenantes ?… Je ne me doutais pas que nous faisions quelque chose de mal en dansant le tango… « Une danse pour les grues », a déclaré la générale de Brunay, l’autre jour, au thé de la baronne Niaisons.
— Il paraît que nos jambes sont trop près de celles de nos danseurs…
— Ah ! murmure Madeleine pensive, cherchant à découvrir l’horizon voilé ; ça peut être désagréable… mais pas inconvenant !… Dans le métro, c’est une chose qui arrive aux heures où il y a beaucoup de monde, quand on est très serré ! Et personne ne se scandalise !… Non, je ne comprends pas…
— Oh ! mon petit rat, ne cherche pas à comprendre, ça n’en vaut pas la peine. Le principal est que dimanche nous dansions. Vive l’habanera sauveur !
Ici, un coup sec et discret à la porte. Ce sont les misses qui réclament leurs pupilles. En route, elles pourront continuer à jaboter.
— Hélène, je ne vous dérange pas ? Je puis entrer ?
Jean est sur le seuil du petit logis où Hélène a fini, à peu près, de s’organiser. C’est elle-même qui est venue lui ouvrir, car la vieille Odile a emmené Bobby s’ébattre sur les pelouses de la Muette.
Hélène a une robe de maison, d’un mauve de Parme, très souple, qu’une haute ceinture ajuste à la taille. Avec ses manches au coude, son cou nu sous les cheveux mordorés, et surtout avec l’éclat de sa peau fraîche, elle ressemble à une vraie jeune fille.
Et Jean, de nouveau, son œil de peintre charmé, se sent agréablement surpris devant cette Hélène inconnue qui lui donne l’impression d’une fleur soudain épanouie.
Elle lui a tendu la main d’un geste amical et l’introduit en souriant :
— Vous ne me dérangez pas du tout. Au contraire, vous me faites très grand plaisir. C’est gentil à vous d’avoir trouvé le temps d’une visite à votre vieille amie !
Il la sent si sincère qu’il en éprouve une impression très agréable.
— Cela n’est pas gentil du tout, puisque je m’offre ainsi une vive satisfaction. Et ne croyez pas que je parle de la sorte par politesse. C’est la vérité vraie que je vous dis. Je vous ai si mal vue, c’est-à-dire pas du tout, le jour de votre réapparition chez mère ! J’avais, depuis lors, la tentation très forte de venir vous trouver, pour renouveler connaissance… Et puis…
— Quoi ?
— Et puis, je craignais d’être indiscret, de vous gêner dans votre installation. Mais, hier, mon architecte m’a demandé si j’étais content des travaux effectués chez vous. Alors, comme j’avais une raison pour le faire, je suis venu… Voilà !
Il raconte, avec une vivacité gamine qui amuse Hélène.
— Ainsi, vous venez en propriétaire scrupuleux ? Eh bien ! j’espère que vous allez être ravi autant que je le suis moi-même.
— Vous l’êtes ?… Oh ! tant mieux ! Comme vous avez bien arrangé votre « home » ! C’est charmant, chez vous !
— Réellement ?… Vous trouvez ?
Elle a l’air enchanté. Et avec autant de sympathie que Jean, elle regarde l’atelier qu’elle a tendu de voiles indiens et décoré de meubles anciens, bahut, crédence, fauteuils et chaises d’antan qui, jadis, étaient chez son père et qu’elle a conservés, au moment de son mariage. Près du piano à queue, au-dessus du long divan, courent des rayons de livres. Sur la dernière planche, quelques bibelots de choix, statuettes de Saxe et de Tanagra ; vases divers, cristaux, grès flammés, cuivres où le soleil printanier allume des éclairs. Devant la baie de l’atelier, à demi entr’ouverte sur l’horizon vert du Bois, la table à écrire, fleurie de quelques roses ; des livres, des revues, des papiers ; le buvard ouvert où le porte-plume est demeuré posé sur la page que raye la haute écriture d’Hélène, nette et ferme. La jeune femme devait écrire quand il est arrivé.
Avec conviction, Jean répète :
— Oui, c’est charmant ! Comme vous avez su tirer parti de ce gîte microscopique ! Vraiment, vous pouvez tous y tenir ?
— Mais, très bien… Bobby et moi nous avons la chambre. La petite pièce attenante me sert de cabinet de toilette ; et, pour l’instant, j’ai mis ma vieille Odile dans la deuxième chambre. On vous montrera cela un jour.
— Mais… mais vous n’avez pas de salle à manger ? remarque Jean, habitué à un somptueux confort.
Hélène rit gaiement :
— Ce coin de l’atelier, où vous voyez une table, représente notre salle à manger. Vous pensez bien que Bobby et moi n’avons pas besoin de grand’place et… je ne suis guère en état d’avoir des réceptions.
— Hélène, vous êtes toujours la personne ingénieuse que j’ai connue jadis… Ah ! cela me fait un plaisir plus vif encore que je ne le supposais, de vous retrouver ! C’est vrai que depuis ma prime jeunesse, j’étais accoutumé à voir en vous une chère petite amie !
Elle répète :
— « J’étais… » Mais il ne faut pas parler au passé. Maintenant que je suis toute seule, plus que jamais, j’ai besoin de savoir que je puis, à l’occasion, m’appuyer sur une amitié sûre.
Elle sourit. Mais il y a quelque chose d’un peu triste dans l’accent et d’indéfinissable — Jean en a l’impression — au fond des yeux qui se posent sur lui bien franchement, sans coquetterie aucune. D’un élan, il saisit la main appuyée sur le bras du fauteuil.
— Certes, oui, Hélène, autant que vous voudrez bien me le permettre, je demeurerai votre ami très dévoué.
— Toujours alors ! jette-t-elle, le ton mi-plaisant, mi-sérieux.
— Toujours, c’est cela. Comme au temps où je me laissais gronder par votre jeune sagesse…
— Vous lui faisiez bien de l’honneur !
— C’était instinctif ! Les vertes semonces de père, les lamentations de maman me laissaient tout à fait froid ou m’exaspéraient… Mais votre blâme, à vous, m’était insupportable !… Car…, ne riez pas, Hélène, je vous estimais très fort ! Vous aviez un petit air sage, un peu grave, une expression de droiture qui me donnaient, je m’en aperçois maintenant…, une façon de respect pour vous…
— Rien que cela ?… Oh !… oh !…
Elle rit. Mais, décidément, au fond de ses yeux, l’ironie est mélancolique.
— J’espère que cette flatteuse impression va subsister !
— Je le crois… Je suis sûr… à peu près… que vous êtes toujours vous, au fond…; quoique vous ayez beaucoup changé !
— Encore cette idée ?… Je ne suis plus une gamine, mais une femme… Voilà tout !
— Peut-être, oui, c’est cela…
Malgré lui, son regard glisse vers le portrait de Marcel Heurtal posé sur le piano, en vis-à-vis de celui de Bobby. C’est donc cet homme, au masque volontaire, qui a eu le don de créer la femme charmante qu’est aujourd’hui Hélène ?
Ce disparu déplaît soudain à Jean aussi fort que s’il vivait encore, et ses yeux courent vers la figure ronde de Bobby, campé les mains derrière le dos, dans une attitude drôle de vieux philosophe qui réfléchit… Alors, sans prendre garde à l’absence de transition, il s’exclame :
— Hélène, il faudra que vous me fassiez faire la connaissance de Bobby. Quand vous l’avez amené à mère, j’étais naturellement absent…
— A vos affaires ! glisse-t-elle, taquine.
Il se met à rire.
— Maman vous a gratifiée de ses doléances. Pour être honnête, elle aurait dû ajouter que je lui avais déclaré ma sincère résolution de devenir un homme d’affaires quand j’entrerai en ménage.
— Est-ce pour cette raison que vous montrez si peu d’empressement à convoler ? Avouez !
— Mais je n’ai rien de pareil à avouer. La très simple vérité est qu’il me paraîtrait impossible de perdre ma précieuse liberté en l’honneur d’une créature qui me serait indifférente.
Une ombre passe dans les yeux bleu pastel, et un peu railleuse, une imperceptible amertume dans la voix, elle interroge :
— Vous voulez le grand amour ? Que vous êtes exigeant ! Ça n’existe guère que dans les romans, le grand amour ! Dans la vie, on l’espère, on l’entrevoit un instant parfois…, ou du moins on croit l’apercevoir. Vite, on approche. Et alors on constate qu’on a couru après une bulle de savon qui ne laisse aux doigts qu’un peu de mousse quand on veut la saisir, c’est-à-dire… rien !
Il la contemple, surpris :
— Hélène, que vous êtes décevante… et déçue !
— La vie m’a appris qu’en matière de bonheur, le conseil de la sagesse est celui-ci : « Bienheureux ceux qui n’espèrent rien de bon, car leur attente ne sera pas trompée ! » Mais, après tout, il y a toujours des privilégiés. Je désire pour vous, Jean, que vous soyez une heureuse exception.
— Pourquoi aurais-je pareille chance ? Que faites-vous de la justice ?
— Oh ! la justice de ce monde ! Mais je me souviens que, pour votre compte, vous en aviez un souci extrême. Aujourd’hui, il y a encore en vous du petit garçon qui voulait toujours partager avec ses camarades, moi y comprise…; et d’où est sorti le grand garçon qui, pendant la guerre, n’acceptait de sa mère, paquets et douceurs, qu’à la condition de recevoir assez, pour partager avec les camarades moins gâtés.
Fugitive, une flamme monte et disparaît sur le visage de Jean dont les sourcils se sont rapprochés.
— Vous trouvez cela extraordinaire ? Hélène. A moi, cela paraît si naturel que je ne conçois même pas la possibilité d’agir d’autre manière. Mère a la manie de me jucher sur une façon de piédestal qui me rend ridicule. J’aurais pensé, puisqu’elle ne peut s’empêcher de parler de moi, qu’elle se bornerait à vous répéter son refrain : « Il faut marier Jean ! »
— Bien entendu, elle m’a entretenu de ses désirs à ce sujet et de ses efforts pour vous découvrir la fiancée rêvée.
— Oui, elle cherche ! approuve Jean philosophiquement.
— Et vous n’avez pas du tout envie qu’elle trouve ?
— Ah ! fichtre non ! Je souhaite du moins qu’elle trouve le plus tard possible !… A l’heure présente, j’ai une si agréable existence !
Il n’a pas achevé sa phrase qu’il en éprouve un regret aigu.
Ce n’étaient pas là des paroles à prononcer devant une femme pour qui la vie est sévère. Mais elle ne paraît pas avoir remarqué l’égoïsme inconscient de ce garçon fortuné, et répond amicale :
— Mon ami Jean, profitez de votre bon temps. C’est très sage… Mais, tout de même, ne repoussez pas, en principe, les jeunes personnes que votre mère vous découvre… Peut-être, dans le nombre, se trouve l’élue…
— Hélène, je vous assure que je n’ai pas de parti pris… Je mets même une admirable complaisance à voir les fiancées possibles qui, par la grâce de maman, se présentent successivement, nombreuses comme les vagues de la mer. Ça ne m’ennuie pas autrement, d’ailleurs… Je suis le spectateur qui regarde un défilé au fond de son fauteuil, et j’attends le jour où apparaîtra celle qui me donnera envie de me lever pour courir à elle et la retenir à jamais…
Il s’interrompt une seconde, puis achève gaiement :
— Remarquez-vous, Hélène, comme, vite, nous revenons à nos habitudes d’autrefois ? Tout de suite, je me reprends à vous conter mes petites affaires ! Je le sentais bien que vous alliez redevenir ma confidente.
Au fond des prunelles de la jeune femme, il y a une expression tout ensemble moqueuse et désabusée. Mais elle sourit :
— C’est convenu. Vous viendrez me confier vos projets matrimoniaux. Nous en causerons ensemble et ma vieille expérience vous dira ce qu’elle en pense, si vous le souhaitez… Du moins, j’espère que j’en aurai le loisir.
— Pourquoi ne l’auriez-vous pas ?
— Tout dépendra des occupations que je vais trouver.
— Des occupations ? Est-ce que vraiment, Hélène, vous ne pouvez vivre tout à votre guise, chez vous, avec Bobby ?
Elle rit de la mine presque anxieuse de Jean. Elle s’est levée pour abaisser un peu le store et arrêter l’entrée éblouissante du soleil printanier. Debout, elle est droite et fine, avec un air de tranquille indépendance. Et Jean a l’intuition qu’il y a des trésors d’énergie dans cette délicate créature.
Elle revient s’asseoir, tout en répondant alertement :
— J’ai mon boy à élever, donc il me faut me débrouiller.
— Oui, je comprends, oui…, dit-il embarrassé de sa luxueuse existence devant cette jeune femme sur qui pèse impérieusement la loi du travail. Mais que croyez-vous pouvoir faire ?
— Je cherche de quel côté m’orienter pour le mieux. J’ai déjà revu de vieux amis de mon père, particulièrement l’un d’eux qui a beaucoup de relations dans le monde littéraire, pour les prier de me dénicher, si possible, quelque poste de secrétaire m’occupant quelques heures par jour. C’est ce qui me conviendrait surtout, à cause de Bobby que je veux quitter le moins possible.
— Et vous pensez que vous trouverez ? insiste-t-il, impatient de ne pouvoir rien.
— Je l’espère bien ! fait-elle avec son joli sourire résolu. Jean, n’ayez pas cet air consterné ! Très sincèrement, cela m’intéresse bien plus de travailler, que de mener une existence vide de belle dame… J’adore le travail… Et je serais bien ingrate s’il en était autrement… Lui seul, Bobby excepté, m’a donné le courage de me reprendre à vivre.
— Ma pauvre Hélène !
— Ne me plaignez pas !… Vous vous souvenez peut-être…, j’ai toujours eu un esprit avide d’aliments, sans doute parce qu’il était très curieux et avait reçu le don sans prix de découvrir partout des sources d’intérêt…
— Une fière chance, en effet.
— Pour moi, c’est un plaisir toujours renaissant d’observer, de voir, de lire, de comprendre, de faire de la musique, d’en entendre. Aussi je suis bien certaine que ma modeste vie, même chargée de vilaines difficultés matérielles, sera riche en fêtes, car je me les donnerai à moi-même. Donc, je finis mon petit discours comme je l’ai commencé. Mon ami Jean, je ne suis pas à plaindre !
— Quelle vaillante vous êtes ! Hélène.
Elle a un léger haussement d’épaules et un sourire détaché.
— Je suis comme je suis ! Il m’est impossible de me passer d’une vie très remplie ! Vous y viendrez aussi, Jean… Je suis sûre que vos seules distractions de clubman finiront par vous lasser.
Il la regarde, la mine contrite et gamine.
— Peut-être !… mais je n’en suis pas encore là, madame mon confesseur ; si vous saviez comme j’ai envie de m’amuser encore, avant d’être englobé dans la phalange des gens sérieux qui, fatalement, m’absorbera !
— Eh bien ! amusez-vous, bébé…
— Je vous parais tout à fait gosse, n’est-ce pas ? sage petite madame. Je suis en retard pour mon âge, c’est vrai… Mais songez que je viens de guerroyer quatre ans, juste à l’âge où les jeunes ont, le plus aigu, l’appétit du plaisir.
— Oui… oui… Vous avez des circonstances atténuantes !… Allez en paix, mon enfant, finit-elle d’un ton de joyeux badinage. Et…
— Et, filez vite !… Hélène, je ne comptais rester qu’un instant. Et… je n’ose penser aux minutes que je viens de vous faire perdre…
Les prunelles lumineuses se posent sur lui.
— N’ayez pas de remords ! J’ai trouvé une douceur extrême à bavarder avec vous, comme au temps jadis… C’était une résurrection de ma jeunesse.
— Alors… alors… je pourrai revenir ?
— Si vous n’êtes pas trop gourmand… oui, de temps à autre… Et toutes les fois où je pourrai vous être bonne à quelque chose…
— Ah ! Hélène, j’avais bien deviné, vous êtes toujours la même… Vous ne pensez qu’aux autres !
— Eux seuls m’intéressent. Moi, je ne compte plus !
Elle a parlé, simple, comme énonçant une chose toute naturelle ; et il la sent si sincère qu’il ne relève pas ses paroles.
« Chère madame, allez de ma part voir le professeur Barcane. Il cherche un secrétaire et, incidemment, m’a demandé si je n’avais personne à lui recommander. Tout de suite, j’ai pensé à vous et répondu par l’affirmative, promettant que, dès demain, si possible, vous iriez causer avec lui. Sur la carte ci-jointe, l’adresse exacte et quelques lignes d’introduction. J’ai le sentiment que vous seriez pour mon vieil ami, absolument l’aide qu’il réclame ; vous avez l’intelligence vive et compréhensive, vous vous assimilerez aisément son mode de travail. Il prépare en ce moment, sous une forme originale, un ouvrage sur l’Art et les littératures comparées, en Orient.
« Ne vous laissez pas troubler par son accueil, peut-être revêche. Sous des dehors de porc-épic, il enferme un excellent homme. En terminant, j’ajoute qu’il est le père de notre grand auteur dramatique, Raymond Barcane, dont vous avez certainement entendu parler, sans doute vu ou lu les pièces dont le pessimisme — ceci entre nous, — vient, j’imagine, de ses déboires conjugaux.
« Si vous pouvez vous arranger avec mon ami Barcane, vous entrerez tout naturellement dans un monde lettré qui vous plaira, j’en suis sûr… »
Hélène, assise devant sa table à écrire, relit encore cette lettre qu’elle a trouvée en rentrant de promener Bobby.
La fenêtre est ouverte sur la tiède nuit de mai dont le souffle frôle ses cheveux. Aucun bruit. De temps en temps, au loin, la sirène d’une auto qui file dans la nuit. Bobby, qu’elle vient de coucher, dort déjà, pelotonné sous ses draps, las de ses courses dans les allées de la Muette. Elle est allée voir si son sommeil était bien paisible, et elle s’est, un instant, attardée à contempler la tête brune dont bien incertaine, est la ressemblance avec le père disparu. A coup sûr, il n’a rien de son aspect délicat. C’est un superbe garçonnet, encore d’une rondeur de bébé, dont la chair est ferme et rosée et les yeux étincelants de vie sous les cils qui ombrent la joue veloutée. Et chaque fois qu’Hélène le constate, son cœur en tressaille de joie… Car elle est mère, passionnément… Ce petit être est son univers.
Laissant relevée la portière qui sépare la chambre de l’atelier, elle est revenue à la table où s’empilent des livres sous sa lampe de travailleuse ; et devant la lettre du professeur Bourgeot, elle songe, son regard enfui vers le ciel sombre, clouté d’étoiles.
Elle songe, sans tristesse, ni regret, ni désir. Elle sait bien que ce sont là choses vaines. La vie lui a donné une philosophie résignée et fière ; le secret de se créer des joies avec les menues faveurs que la destinée daigne lui octroyer ; un courage très simple pour regarder toujours en face cette destinée qu’elle est prête à façonner autant qu’il dépendra d’elle — s’il le faut.
Certes, comme toutes les créatures humaines, elle peut faiblir sous l’épreuve, mais pour se redresser tout de suite, pénétrée du sentiment qu’il est bien inutile de se plaindre. Quand elle était jeune fille, elle pratiquait sa devise : « Agir et accepter… » Et elle continue.
La solitude morale ?… Elle y est habituée. Sans mère, ni frère, ni sœur, elle a vécu sa jeunesse auprès d’un homme bon et distrait, absorbé par son culte pour les lettres ; à qui elle était d’autant plus chère qu’elle ne le troublait jamais dans ses études, lui aplanissant toutes les difficultés matérielles ; puis, peu à peu, partageant ses travaux littéraires avec une intelligence qui le ravissait… Mais ce que cette raisonnable petite compagne pouvait éprouver, penser, souhaiter, en dehors des questions de littérature ou d’art, naïvement, il n’y pensait pas.
Aussi, lui disparu soudain, elle ne s’est sentie ni plus ni moins protégée.
Seule ?… Elle l’était aussi pendant ses quelques mois de mariage, auprès d’un homme épousé par raison dans la certitude que le bonheur qu’elle aurait rêvé était impossible…
Seule ?… Elle l’a été durant ses quatre années d’exil en Amérique, parmi des étrangers très accueillants, certes ; mais enfin des étrangers !
Donc, à l’isolement, elle est habituée. Pourquoi, parfois, est-elle effleurée par la sensation que cet isolement est un poids que portent ses jeunes épaules ?
Pourtant, elle aime ardemment son indépendance. Pour ne pas s’enliser dans une calme vie de province, elle a quitté la vieille femme qui l’aimait, en Alsace.
Et voici qu’à Paris, sa vie lui paraît ressembler à un frêle esquif lancé en pleine mer, et qu’avec ses propres forces, elle doit diriger. Quelques personnes s’intéressent un peu à elle, oui… Mais toutes, et c’est bien naturel, ont d’autres préoccupations que le sort d’une jeune femme étrangère en quête de travail.
Quelqu’un ferait volontiers tout ce qui est en son pouvoir pour l’aider, elle en est sûre. C’est Jean. Mais, justement, il ne peut rien du tout. D’ailleurs, il est tout à ses plaisirs. Bientôt, il sera marié ; et sa confidente lui deviendra si inutile qu’il aura vite fait de l’oublier…
Mme Dautheray ? Tantôt elle a eu sa visite et elle ne l’a entendue parler que du mariage de Jean qu’Hélène a été priée de vivement encourager ; de ses menus soucis, exigences des domestiques et difficulté d’en trouver, charges de plus en plus nombreuses pesant sur les grandes fortunes, révolution menaçante dont elle a peur.
Tout cela, exprimé sans un retour sur la jeune femme qui l’écoutait, une ombre d’ironie dans les yeux, se sentant inexistante, oh ! combien — en dehors de son influence sur Jean — pour cette femme, généreuse certes, égoïste inconsciemment, qui exige, affectueuse, qu’elle l’appelle encore « marraine ».
Et ce soir, songeant à cette visite, elle se prend à murmurer :
— Il ne faut compter que sur soi-même. Je le savais très bien. Pourquoi suis-je triste parce que la visite de marraine me l’a rappelé ?
Mais presque aussitôt, secouant sa petite tête résolue, elle pense :
— Je suis ingrate de trouver cela juste le jour où je reçois cette lettre qui est une preuve de sympathie. Hélène, ma chère, songez seulement à faire des vœux pour être au gré du professeur Barcane et travaillez afin de ne plus faire de stupides réflexions qui vous découragent !
Le lendemain matin, pour l’heure dite, elle s’achemine vers le quai Bourbon où loge le professeur Barcane. Vive, elle marche, l’esprit tout occupé par l’inconnu de cette visite. Sa démarche va-t-elle aboutir ? Il y a dans son cerveau un peu d’appréhension, de la curiosité, un ardent désir de réussite ; et, à l’avance, la sage acceptation d’un insuccès bien possible.
Au quai Bourbon, un vieil hôtel pittoresque et vétuste qui la ravit. Elle monte un large escalier de pierre, bordé d’une rampe de fer ouvragé, et sonne. Un instant d’attente. Puis la porte s’ouvre devant un domestique chenu que sa vue semble stupéfier.
— M. le professeur Barcane ?
— C’est ici, madame.
— Bien. Je viens de la part de son ami, M. Bourgeot. Voulez-vous lui remettre cette carte ?
De toute évidence, le domestique n’a pas l’habitude de semblables visites et sa mine demeure rébarbative et ahurie.
— C’est que M. le professeur est occupé. Il a du monde…
Hélène insiste :
— Je lui suis annoncée… Il doit m’attendre. Passez-lui ma carte. Il vous dira si, oui ou non, il peut me recevoir.
Le domestique subit, malgré lui sans doute, la volonté charmeuse d’Hélène ; et, sans plus lutter, il ouvre devant elle, un vaste salon, froid et banal, remarquablement épousseté, dont le parquet luit comme un parloir de couvent. La pièce donne sur le quai. A travers les vitres d’une impeccable limpidité, elle aperçoit la Seine qui coule, paisible ; son eau laiteuse apparue sous la dentelle des branches.
Mais, à peine, elle a le temps de la regarder ; le domestique reparaît.
— Si madame veut bien me suivre.
Il traverse le salon, ouvre une porte ; et Hélène se trouve dans une grande pièce dont les murs disparaissent sous les rayons pressés des bibliothèques. Deux fenêtres regardent le quai ; une autre contemple quelque jardinet parisien dont les arbres balancent des rameaux grêles sous la brise.
Auprès, est un large bureau surchargé de livres et de paperasses ; et, devant le bureau, un vieillard est assis. Il est grand, sec et râblé, avec un profil d’oiseau de proie, par suite du nez fortement aquilin, des yeux ronds et vifs derrière les lunettes aux verres cerclés d’or.
Non loin de lui, dans un fauteuil, un homme qui a sûrement dépassé la quarantaine, fume, l’attitude nonchalante.
A la vue de la jeune femme, tous deux se lèvent. Dans les yeux que le vieil homme pose sur elle, Hélène lit la même surprise qui a paru dans le regard du domestique. Une seconde de silence, pendant l’emprise. Puis, le « vieil oiseau » indique un fauteuil à Hélène, qui explique rapidement :
— Je suis envoyée par M. le professeur Bourgeot pour un poste de secrétaire que, m’a-t-il écrit, vous avez à offrir.
Les yeux ronds et froids s’arrêtent sur elle.
— J’ai, en effet, demandé à mon ami Bourgeot s’il connaissait un secrétaire à me recommander…
Il appuie sur le mot un.
— … Et non pas une secrétaire.
Hélène a un léger sourire, charmant.
— Et il vous a adressé une secrétaire parce qu’il a jugé, sans doute, que je pourrais peut-être remplir l’office requis… Et, aussi, je suis sûre, parce qu’il est bon, et en même temps qu’à vous, monsieur, il a voulu me rendre service…
— C’est-à-dire qu’il a songé à vous plus qu’à moi… Autrement, il n’aurait pas eu l’idée saugrenue de vous envoyer ici… Quelle invention ! Vous dites qu’il voulait vous rendre service ?… Pourquoi ?…
— Parce qu’il sait que j’ai besoin d’occuper mon temps pour élever mon petit garçon.
— Votre mari ?…
— Est mort pendant la guerre.
— Tué ?
— Victime des torpilles, en revenant d’Amérique… pour aller se battre…
— Bon, bon… c’est-à-dire que c’est très malheureux. Mon exclamation est idiote. Alors vous êtes sans fortune et vous voulez travailler ?
— Oui. Il me faut augmenter mes maigres ressources.
— Et vous avez fait choix de moi à cet effet, pensant de toute évidence : « Ce que griffonne ce vieux bonhomme ne doit pas être très malin et même une jeunesse inexpérimentée sera toujours une aide suffisante. » C’était sagement raisonné. Les femmes, d’ailleurs, ne doutent de rien !
Hélène se souvient de la phrase de M. Bourgeot : « Sous des dehors de porc-épic, il enferme un excellent homme » et elle ne se laisse pas désarçonner par les propos et le ton grincheux du vieillard. Avec un sourire où s’est glissé un soupçon d’ironie, elle riposte :
— Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’avant de me dérober, il me fallait voir si je serais ou non tout à fait incompétente ?
— Évidemment. Vous avez raison. Il faut toujours se rendre compte. Bourgeot vous a dit ce que je puis offrir… comme émoluments ? Cela ne vous enrichira guère.
— Cela, tout au moins, m’aiderait… Et s’il vous semblait que je puisse vous rendre les services que vous attendez…
— C’est une chose à voir. Nous allons causer en toute franchise, et ensuite nous déciderons. La présence de mon fils ne vous gêne pas, j’imagine…
— Oh ! nullement.
— J’aurais dû déjà vous le présenter. Mais j’avoue que j’étais tout à mon étonnement de m’être vu adresser un secrétaire enjuponné. Donc, mon fils, Raymond Barcane.
— Bien entendu, de réputation, je connais beaucoup monsieur… Et ayant lu, sinon vu jouer, toutes ses pièces, cela m’intéresse très fort de rencontrer leur auteur !
Elle parle avec une simplicité franche, souriant un peu, très peu, car il lui est désagréable de sentir sur elle le regard aigu de Raymond Barcane qui s’incline correctement.
Alors ce monsieur muet, dont elle avait oublié l’existence, c’est le célèbre auteur dramatique, Raymond Barcane ?
A son tour, elle l’enveloppe d’un rapide coup d’œil. Il est plutôt laid, mais a de l’allure. Une tête un peu forte de mulâtre « parisianisé », où luisent, dans la face rasée, des yeux de braise ; très grand, un peu lourd, vêtu avec un raffinement sobre dont la correction est parfaite.
Prenant son cigare posé sur la cheminée, il propose — sa voix a des sonorités mordantes :
— Mon père, je puis vous laisser discuter avec madame. Je repasserai vous voir.
— Tu ne me gênes en rien… et puisque madame Heurtal autorise ta présence…
En elle-même, Hélène trouve ennuyeux de devoir s’expliquer devant cet observateur silencieux par qui, très bien, elle se sent étudiée, avec une curiosité pénétrante. Mais elle ne trahit rien de son impression et, résolument, fait abstraction de sa présence pour ne s’occuper que du vieillard qui, carré dans son fauteuil, interroge, sensiblement humanisé :
— Madame, pardon de la question… mais nous sommes en affaires, n’est-ce pas ?… Vous avez reçu une culture littéraire assez forte, si j’en crois le mot de mon ami Bourgeot.
— Mon père était professeur et j’ai beaucoup travaillé avec lui. Je lui servais de secrétaire, et c’est pourquoi je n’ai pas, en principe, repoussé la proposition de M. Bourgeot.
— Il vous a dit, je pense, que je travaille en ce moment à une « Étude des littératures et arts de l’Orient comparés ». Il y a donc beaucoup d’ouvrages à consulter, des notes à prendre, à rédiger, des copies à faire, des épreuves à revoir et à corriger. Pour la question des « arts », il faut aller dans les musées, y étudier les œuvres, quand je ne puis le faire moi-même…
Hélène a écouté avec des prunelles attentives.
— Ces occupations diverses me plairaient beaucoup et ne sont pas, ce me semble, trop au-dessus d’une intelligence moyenne…
— C’est la vôtre que vous qualifiez ainsi ? Vous êtes modeste… si je m’en rapporte au jugement que Bourgeot porte sur vous. Le secrétaire qu’il m’a annoncé, ce matin, par une lettre particulière, a, me dit-il, l’intelligence très ouverte et remarquablement aiguisée, du style, le sens des choses d’art… Je ne puis souhaiter mieux…
Hélène est un peu effrayée de devoir répondre à une si flatteuse réputation, et elle pense tout haut :
— Autrefois, peut-être, j’étais ainsi… Oui, du temps où je travaillais avec M. le professeur Bourgeot, mais aujourd’hui…
Il l’interrompt brusquement.
— Vous avez perdu ?… Pourquoi ?… Est-ce que votre intellect a souffert du choc des événements ? Ce serait bien regrettable ! Les événements !… Vous savez bien qu’il faut toujours les dominer… vous, le « roseau pensant »… Et pour y arriver, vous avez le travail… le viatique qui ne manque jamais !
— Oh ! je le sais ! fait-elle spontanément.
Tout de suite, elle regrette ce semblant de confidence, car elle sent sur elle l’attention observatrice de Raymond Barcane enfoui dans son silence, dont brusquement il sort, jetant de sa voix mordante :
— En vérité, madame, vous pensez comme mon père ! Un passionné du labeur ! Vous vous imaginez que le travail console ? Quelle illusion, c’est là !… Dites que, pour nous autres, intellectuels, il est un anesthésique, propre à distraire un moment la pensée, de notre peine… Mais la guérir ! Interrogez vos souvenirs, madame, et reconnaissez la vérité !… Dès que vous échappez au joug de l’effort, imposé par votre volonté, l’obsession de votre mal vous ressaisit…
Elle secoue sa jeune tête, résolue. Et, encore une fois, emportée par sa conviction, elle précise :
— L’obsession revient, soit… mais de moins en moins cruelle… Et un jour, nous nous apercevons que nous ne souffrons plus de ce qui nous était une torture… Ce qui, selon les cas, est très bon — une délivrance !… — ou triste infiniment…
— Triste !… Pourquoi ?
— Parce que rien n’est plus douloureux, parfois, que de se sentir consolé.
— Vous êtes de la race des sentimentales, madame ! riposte-t-il avec une ironie âpre, où il y a de l’amertume.
— Oh ! non… J’ai été élevée à bien trop sévère école pour avoir le loisir de cultiver la petite fleur bleue… Et puis, j’ai vécu cinq années en Amérique, dans une atmosphère de sagesse pratique…
— Excellent pour le développement de l’activité et de l’énergie ! marmotte le professeur, dont les yeux perçants n’ont pas cessé d’étudier Hélène… Mais déplorable pour l’affinement du goût littéraire.
Elle réplique alertement :
— Je ne crois pas que ce séjour aux États-Unis m’ait été mauvais au point de vue intellectuel… J’ai même, au contraire, l’impression qu’il a dû m’être favorable. J’ai vu, observé ; pris contact avec des mentalités différentes de la mienne, de ma cervelle de Latine, qui ont, il me semble, élargi mon horizon…; qui, tout au moins, m’ont révélé le plaisir d’étudier des êtres autres que moi… autres que ceux de mon pays…
— Et vous en êtes ravie, n’est-il pas vrai ? interroge la voix sarcastique de Raymond Barcane.
Elle le regarde en face avec un léger sourire.
— Bien entendu !… Et je suppose que vous particulièrement, monsieur, vous ne pouvez vous en étonner !
Il hausse les épaules.
— Moi, surtout ?… Parce que c’est mon métier, pensez-vous ?… Quand j’étais jeune comme vous, madame, en effet, j’entrais dans le monde des cerveaux et des âmes, en conquérant, un peu en aventurier, avide et curieux. Aujourd’hui…, sans doute parce que je demandais trop aux êtres, je trouve qu’ils ne valent guère l’intérêt que je leur accordais naïvement… Et je n’ai plus le goût d’être conquérant, ni aventurier, ni pillard… Les gens ne sont plus pour moi que des pantins que je m’amuse à faire agir, en vertu de l’expérience acquise, pour occuper les mornes heures de la vie… Vous ne me croyez pas ? madame.
— Non, pas du tout !… Je suis certaine que vous êtes resté curieux et ne pourriez être autrement…
— Parce que ?…
Elle rit.
— Parce que le mal est inguérissable chez les observateurs… La curiosité ? C’est le sel de la vie !
Ici, le professeur intervient, bourru un peu. Il a écouté le dialogue engagé subitement entre son fils et la visiteuse. Et, de minute en minute, s’infiltre davantage en lui la pensée que, après tout, cette jeune femme pourrait peut-être lui fournir une aide précieuse et agréable.
— Tout ceci, Raymond, est sans doute très passionnant à discuter. Mais ce n’est pas, aujourd’hui, la matière qui nous occupe. En une autre occasion, tu échangeras avec madame des aperçus psychologiques, si elle veut bien s’y prêter. Madame, mon ami Bourgeot me paraît avoir été clairvoyant. Vraiment, vous m’avez l’air capable de m’apporter l’assistance que je souhaiterais recevoir de vous. Consentiriez-vous à me donner quelques heures chaque jour, pour essayer, du moins, si nous nous entendons ? Je ne suis pas précisément aimable ; même, souvent, je suis assez grognon… Mais vous vous montrerez indulgente, comme c’est une charité de l’être avec les vieilles gens… Et ainsi, j’imagine que nous arriverons à travailler ensemble avec profit… si mon genre de travail ne vous paraît pas trop fastidieux.
Les yeux bleu pastel luisent de plaisir.
— Oh ! je ne pouvais désirer une occupation qui fût plus complètement dans mes goûts !
La figure revêche du professeur Barcane a, durant un éclair, une expression enchantée.
— Alors, tout est bien !… Venez dès demain, que nous commencions l’épreuve, sans retard. Mon fils ne nous dérangera plus, par exemple. Tu entends, Raymond, ma maison sera close quand je travaillerai avec Mme Heurtal.
Raymond Barcane s’incline, sans répondre. Mais une flamme ironique se joue dans la braise de ses prunelles.
Il est quatre heures. Bobby est dehors avec Odile, et c’est Hélène qui vient ouvrir au coup de sonnette.
— Tiens, Jean !
Il la regarde, suppliant et rieur.
— Hélène, je vous en conjure, n’ajoutez pas : « Bon, le voilà encore ! » Rappelez-vous que je ne vous ai pas encombrée depuis… nombre de jours, me paraît-il. Aujourd’hui, j’avais une envie folle de bavarder avec vous et de vous demander des explications.
— Des explications ?
— Oui, oui, je vais vous raconter. Or, vous le savez, je suis incapable de résister à la tentation.
Elle jette un rire gai :
— Eh bien ! alors, entrez, homme faible devant la tentation ! Aussi bien, c’est l’heure du thé. Donc, récréation. La causerie demandée pourra avoir lieu pendant que nous goûterons.
— Hélène, ma précieuse confidente, vous êtes exquise ! C’est ça, faisons la dînette. Je vais redescendre chercher quelques gâteaux ; j’ai aperçu un superbe pâtissier tout près de chez vous.
— Mais non, Jean, c’est inutile ; je puis vous offrir le pain et le sel, même le beurre. Restez tranquille pendant que je prépare notre thé.
Mais il tient à son idée et, tandis qu’elle allume la lampe du samovar, il s’éclipse ; pour reparaître, cinq minutes plus tard, chargé de tant de richesses, qu’elle s’exclame :
— Mais, Jean… Jean, quel appétit nous supposez-vous donc ?
— Moi, Hélène, j’en ai un formidable. Vous, pas ? Et puis, ce qui restera appartiendra à Bobby. J’espère qu’il n’en sera pas autrement fâché.
— Soyez-en sûr, et merci pour lui. Maintenant, buvez votre thé, il est prêt.
Elle a tout préparé. Sur le napperon brodé, les tasses voisinent, parmi les menus ustensiles dont le métal flambe superbement.
— Hélène, quelle peine vous vous donnez ! Venez donc enfin vous asseoir.
— J’arrive… J’arrive ! Nous avons tout ce qu’il nous faut, je pense… Et maintenant, causons ! Je suis tout oreilles.
Elle s’assied devant lui. Ses larges prunelles, dans l’iris clair, brillent d’un éclat joyeux ; et les dents luisent entre les lèvres, merveilleusement fraîches. Jean la regarde avec un plaisir extrême qu’avive cette curiosité, qu’elle éveille maintenant en lui.
— Hélène, vous êtes une femme étonnante ; vous n’avez jamais l’air ennuyée !…
— Mais c’est que je ne m’ennuie jamais !
— Malgré la tristesse de votre vie ?
— La tristesse ? Mais si je fais abstraction de mon deuil, je ne trouve pas du tout ma vie triste… Elle est très remplie, très variée, absolument indépendante, ce qui est, pour moi, un bien sans prix… Mon « vieil oiseau » et son ouvrage me plaisent. Je cours, pour lui, les bibliothèques, les musées et ensuite nous dissertons ; nous discutons ; quelquefois même, nous nous disputons… quand nos idées respectives sont en radicale opposition. Dans son cabinet, il vient des visiteurs plus ou moins dignes d’attention que, de mon petit coin, à ma table de travail, j’écoute, j’observe, rassemblant ainsi de modestes documents sur mes frères, les hommes… Oh ! non, ma vie n’est pas triste !… D’autant que, dans la colonie américaine, j’ai retrouvé quelques bonnes relations et, de plus, rencontré aussi des physionomies originales dans la pension de famille où j’ai gîté lors de mon arrivée à Paris.
Jean sent bien que la jeune femme est absolument sincère. Mais, malgré lui, il laisse échapper :
— Toutes ces distractions, Hélène, c’est pour votre cerveau… Mais, aussi, vous avez un cœur.
Il n’oserait ajouter :
— Et un corps de vingt ans.
Elle mordille à belles dents une galette et réplique :
— Pour le cœur, j’ai Bobby qui est pour moi l’univers et le remplit… En ce moment, je suis heureuse… Autant que je puis l’être…
— Vous êtes une femme d’espèce peu commune ; et je comprends… c’était cela dont je voulais vous parler, que vous intriguiez un monsieur qui, apprenant, par l’effet d’un hasard, que je vous connaissais, m’a beaucoup parlé de vous… Beaucoup ! Même plus que je ne l’aurais désiré.
Elle a cessé de boire son thé et le regarde stupéfaite :
— Un monsieur ?… Que j’intrigue ?… Qu’est-ce que cette histoire ?
— J’ajoute que ce monsieur est un homme célèbre…
— Mon humilité ne connaît que de loin les personnes célèbres ! Jean, où donc ai-je pu voir votre célébrité ?
— Tout simplement chez votre « vieil oiseau ».
Elle a une exclamation rieuse…
— Oh ! alors, je crois que je devine. Vous voulez parler de son fils, Raymond Barcane ?
— Oui… justement. J’ai dîné avec lui chez des amis qui reçoivent, pêle-mêle, gens du monde, artistes, littérateurs, etc., etc. Et, tout à coup, je l’ai entendu esquisser à sa voisine, à propos des femmes qui travaillent, une silhouette… si ressemblante de la secrétaire de son père que, sans réfléchir, je me suis lancé dans la conversation…
— Et vous avez parlé de moi ? Quelle singulière idée ! fait-elle, avec une imperceptible contraction des sourcils.
— Alors, ayant constaté que je vous connaissais bien…
— Oh ! bien…
— Il m’a questionné, un peu plus tard, dans un coin du fumoir où nous étions, un instant, en tête-à-tête… Vous l’étonnez… et l’occupez fort.
— J’espère que vous n’avez rien trahi de mon intimité ! Vous comprenez que je ne veux pas servir de pâture à sa curiosité d’analyste.
— J’ai dit simplement que je ne connaissais pas de femme qui mérite, plus que vous, d’être estimée… admirée… et respectée !
— Respectée, estimée…, j’accepte. Mais « admirée », non !… Le mot est trop lourd pour moi.
— A son actif, je crois que vous trouverez plutôt « l’admiration » que le respect qui n’est guère dans ses cordes. Sûrement, Hélène, il vous fait la cour… Il la fait à toutes les femmes qui excitent son attention. Et, avec votre petit air fermé, vous êtes un livre clos dont il voudra fatalement forcer la serrure !
— Qu’est-ce que cela fait, ce qu’il souhaite ? Vous devinez bien que je ne me prête pas du tout à la facilité de ses observations ! jette-t-elle de son accent d’indépendance.
Et Jean comprend qu’elle lui dit strictement ce qui est. Mais, au fond de ses prunelles, elle a une petite flamme qu’il ne s’explique pas.
— Certainement, vous causez…
Elle incline la tête.
— Oui, par-ci, par-là, le fait s’est produit. Et même le résultat — Jean, apprêtez-vous à un choc !… — le résultat d’un échange d’opinions sur un cas de conscience qu’il avait émis, a été cette stupéfiante déclaration que je devrais écrire une pièce sur la question qui nous occupait, telle que je la conçois… Lui, le faisant d’autre manière, à son point de vue…
Jean regarde Hélène, tout à fait ahuri.
— Écrire une pièce ?… Vous voulez écrire une pièce avec Barcane ?
Elle corrige gaiement :
— Dites que je voudrais bien en être capable !… mais je ne suis pas du tout à la hauteur, quoi qu’il prétende ; me catéchisant avec une conviction si autoritaire que…
— … Que vous avez essayé !
Elle rougit un peu. Puis, d’un accent de gamine confuse, elle avoue :
— Oui, j’ai essayé : et cela m’amuse follement ! Ce que j’imagine ne vaut sans doute rien du tout ! C’est même sûr… Car, bien entendu, je n’avais jamais tenté d’écrire pour le théâtre…
— Pour le théâtre ?… Mais vous avez fait de la littérature sous une autre forme ?
— Vous savez bien que j’ai toujours griffonné, dit-elle légèrement. En Amérique, en Alsace, j’ai continué, car ce travail me distrayait de moi-même…
Jean est si étonné par cette soudaine révélation des occupations de son amie, qu’il cesse de dévorer les brioches et les babas amoncelés dans l’assiette.
— Je comprends maintenant, Hélène, pourquoi je vous trouve toujours devant votre bureau à écrire… Je suis sûr que vous devez le faire très bien !
— Moi, je suis fort loin d’avoir votre confiance !… Et je voudrais même bien recevoir un avis… très sincère, et surtout compétent, sur la valeur de mes élucubrations… Si je n’ai aucun talent, présent ou à venir, je les brûlerai… et je n’écrirai plus que pour moi toute seule… afin d’oublier…
— Écoutez, Hélène, je n’ose vous demander de me montrer quelques-unes de vos œuvres, car, quoique liseur passionné, je n’ai aucun droit de me transformer en critique… Mais j’ai quelques très bonnes relations littéraires, et je pourrais, je crois, vous avoir l’avis que vous désirez…
— Oh ! que ce serait bien !… Jean, vous êtes délicieux ! Mais vous me garderez le secret, n’est-ce pas ? Il faut avoir pitié de mon chétif amour-propre, qui va peut-être recevoir une formidable punition de mon audace… Pourtant, tout de même, il me faut essayer… Si je pouvais faire quelque chose, dans la carrière des lettres, ce serait une telle chance pour moi. Et puis, quand j’écris, je ne regrette ni ne souhaite plus rien… Je vis avec les enfants de mon cerveau… Vous comprenez pourquoi il m’est impossible de m’« ennuyer » !
Elle l’interroge de ses prunelles lumineuses où la pensée rayonne, irradiant sa délicate figure ; et Jean se dit que si elle a ce visage quand elle cause avec Barcane, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il soit si vivement occupé d’elle. Ce qui est bien fâcheux, songe-t-il sagement.
— Je comprends très bien votre impression, Hélène, car ma peinture me fait vivre aussi dans un monde enchanté… Mais, dites-moi, avez-vous parlé au grand homme de vos essais littéraires ?
— Oh ! non… C’eût été bien trop intimidant ! Je ne lui ai même pas avoué que je m’étais amusée à suivre son conseil et à esquisser une pièce de ma façon sur le sujet que nous avons discuté ensemble. Raymond Barcane appartient, en somme, au même genre que son père : c’est une façon de porc-épic courtois. Et extraordinairement mondain, malgré ses phrases de misanthrope… Il intéresse, bien plus qu’il n’attire la confiance !
— Il vous intéresse ? vous, Hélène.
— Oui, beaucoup… Il a une pensée vraiment puissante, un tour d’esprit paradoxal et âpre, pas banal du tout, une psychologie aiguë, tout à fait savoureuse en son espèce… Il me fait penser à un scalpel qui serait manié avec une autorité… éblouissante…
— Quel éloge ! fait Jean, secoué d’une impatience instinctive.
— Pas un éloge, une opinion ! Ne la lui répétez pas… Mais, après tout, je crois la lui avoir révélée… à demi, un jour que je lui avais servi quelques vérités désagréables sur son égoïsme masculin et sa malveillance à l’égard des femmes.
— Ne savez-vous pas qu’il a quelque raison pour ne pas les juger très bien ? Il avait épousé la célèbre Félice Merval, des Français… Et puis, est-ce la faute de son f… caractère, ou l’effet de l’inconstance féminine…
— Eh !… Jean, s’il vous plaît !…
— … De l’inconstance des femmes de théâtre, bref, elle l’a planté là !… Je crois bien que le divorce n’a pas été prononcé… Au fond, je suis enclin à penser qu’il est toujours féru d’elle et veut garder, entre eux, un lien que les circonstances l’amèneront peut-être un jour à resserrer.
Hélène a un haussement d’épaules qui trahit son indifférence sur la question.
— Peut-être… Mais cela m’étonnerait. Il est si orgueilleux !
— Comment pouvez-vous le connaître ainsi ?
— Je vous ai dit que nous avions causé.
— Où ?… Chez votre « vieil oiseau » ?… C’est ainsi que vous vous y occupez des littératures comparées ?
Hélène explique tranquillement, les prunelles moqueuses :
— Nous avons échangé quelques propos, une ou deux fois, chez mon « vieil oiseau » qui recevait des visiteurs imprévus, dans son salon. Êtes-vous satisfait ? « monsieur le juge d’instruction ». Mais le jour où nous avons eu une vraie conversation, — d’où est sortie l’idée d’une « pièce » — c’est quand il est venu m’apporter des documents dont j’avais besoin pour son père et que je n’avais pu aller chercher.
— Il vous les a apportés ici ? Comment ! vous recevez Barcane ? Mais… mais… il ne faut pas…
— Il ne faut pas ! Pourquoi ?
— Hélène, vous arrivez à Paris… Vous ne savez pas. A tort ou à raison, Barcane a la réputation de compromettre toutes les femmes qu’il approche.
De nouveau, Hélène a son geste d’insouciance :
— Que voulez-vous que cela me fasse ? Je suis bien habituée, allez, à me faire respecter. Voilà cinq ans que je vis seule…
— Mais en Amérique, les mœurs ne sont pas les mêmes qu’en France, à Paris. Hélène, ma sage petite amie, ne laissez pas Barcane rôder autour de vous, même forte de votre dédain pour lui et pour le qu’en-dira-t-on. Je vous assure, un jour ou l’autre, vous le regretteriez fatalement.
Les yeux de la jeune femme ont une mystérieuse expression, arrêtés sur Jean ; et un sourire un peu ironique entr’ouvre sa bouche.
— Quelle sollicitude ! Vous n’êtes cependant ni mon mari, ni mon frère, ni…
— Je suis tout bonnement un vieil ami.
— C’est vrai, ça. Écoutez, Jean. Je n’ai pas la moindre envie d’admettre Barcane dans mon intimité ; seulement, sa conversation m’amuse, et si je pouvais un peu travailler avec lui, même tout simplement comme secrétaire ou copiste, j’en serais ravie ! Ne prenez pas pour cela un air désolé ! Vous n’imaginez pourtant pas que, parce que je suis veuve, je vais vivre comme une nonne cloîtrée. Mon cerveau a besoin de se renouveler au contact d’autres cerveaux.
— Et pourtant, vous ne prétendez pas venir chez ma mère. Une fois, de loin en loin, vous y faites une apparition…
— Votre monde est trop beau pour moi !
— Et trop banal pour votre intellectualité !
— Quelle vilaine réflexion ! Dites plutôt que ce n’est pas celui qu’il me faut. J’irai chez vous, mon ami, quand vous serez marié. Sera-ce bientôt ? Où en êtes-vous de votre ascension vers le mariage ?
Il constate, la mine enchantée :
— Elle n’avance guère, vous dirait maman, lamentable.
— Mais vous, que dites-vous ?
— Moi, je ne dis rien, sinon que je me promène toujours agréablement, au pied de la montagne sainte ; regardant les passantes. C’est une étude… pas ennuyeuse du tout, quelquefois.
— Mais l’élue n’est pas encore apparue ?
— Non. Pourtant cette pauvre maman ne se lasse pas de la chercher, à cette fin de me l’envoyer. Elle va aux entrevues proposées pour se rendre compte s’il y a lieu de me mettre en mouvement. Elle pratique, à cette intention, les églises, les musées, voire les réunions dansantes dont elle revient, d’ailleurs, horrifiée de la nudité des danseuses, — c’est elle qui parle ! — de l’inconvenance des danses et de la tenue audacieuse des danseurs. Pauvre moi !
— Et pauvre marraine !
— Au fond de son cœur, elle garde toujours en réserve sa candidate favorite, la jeune Madeleine de Serves, qui l’a tout à fait séduite, à cette matinée où j’ai été faire quelques saluts pour éviter une grosse scène de désolation.
— Et cette petite ne vous tente pas ?
— C’est un bébé candide et sage… Je me fais l’effet de son grand-père. Mais imaginez-vous que mon oncle, lui aussi, a sa favorite… Un produit original, celle-là, et que je suis stupéfié de voir présentée par lui… Sans doute, en vertu de la loi des contrastes…
— Ah !… racontez… Qui est-ce ?
— La fille d’un vieux camarade à lui, le baron de Branzac. Par hasard, mon oncle l’a rencontrée au Bois, faisant du footing avec son père. Et comme lui aussi rumine incessamment cette idée : « Il faut marier Jean ! » incontinent, il a élaboré le projet de me faire connaître cette jeune vierge, qui lui paraissait dans les conditions requises. Voilà l’histoire !
— Et alors, la conclusion ? questionne Hélène, amusée.
— La conclusion a été une rencontre, dite fortuite, en réalité traîtreusement amenée par mon diable d’oncle, au tennis des Mursennes, à Ville-d’Avray… Et là, j’ai pris contact avec la jeune personne le plus vingtième siècle qu’il soit possible de souhaiter… Une jolie gamine garçonnière, piaffante, pas un brin flirt, qui parle argot comme un poilu, avec une drôlerie spirituelle, ne rêve que sport, chevaux, chiens — comme son père, le baron — et se passionne pour les matches de tennis où elle est glorieuse championne… Il y a en elle un débordement de vie, drôle comme tout à observer. On dirait une belle petite pouliche qui s’ébroue en liberté…
— Et elle plaît à votre oncle, si correct ?
— Elle a une charmante figure, grosse comme le poing, avec des cheveux de Vénitienne qui frisent éperdument sur des yeux rieurs… Et alors mon oncle la contemple, plein d’une indulgence ravie.
— Je comprends…
— De plus, il est tout à fait subjugué par la mère, une femme ultra-élégante qui s’habille comme telle, fait de la peinture avec passion et laisse la bride sur le cou à sa fille comme à ses fils. L’aîné, un peu plus âgé que Nicole, en profite largement… Je le rencontre à l’œuvre ! L’autre, seize ans, est, en revanche, une façon de petit savant, très intelligent, qui cause de tout, voit tout, entend tout, comme s’il avait quarante ans. Le père, qui déteste Paris, mais adore sa femme, se partage entre elle et ses propriétés qui lui tiennent au cœur… Ah ! ce n’est pas une famille banale !
— Eh ! Eh ! mon ami Jean, vous m’avez l’air mis en goût…
— Le milieu me divertit fort… Mais quelle figure y ferait maman !… Si vous aviez vu sa mine pendant la première rencontre au tennis… Car elle était du complot et était venue, sous couleur de prendre le thé… Mon oncle lui a présenté Nicole… Laquelle, après un court bonjour, sans la moindre révérence plongeante, lui a servi, en leurs quelques minutes de conversation, des : « C’est moche ! » et autres locutions pittoresques qui l’ont pétrifiée de surprise et animée de l’impérieux désir que je ne sois pas séduit par cette gamine mal élevée… La scène était d’une drôlerie qui m’a consolé de la trahison de ma famille !
— Et avez-vous quelques lueurs sur le moral de cette jeune « vingtième siècle » ?
— Oui, certaines… Comme elle m’a déclaré que la danse la « barbait », nous avons « bavardé » le fox-trott que je lui avais — correctement — demandé, à une matinée chez les Mursennes, où, de nouveau, le monde nous a mis en présence… Et avec une entière franchise, elle m’a fait part de ses goûts et opinions…
— Qui sont ?…
— Un parfait je m’enfichisme et la conviction qu’elle est sur terre pour se passer les mille et une fantaisies qui traversent sa cervelle. Au demeurant, je la crois une honnête petite bonne femme, qui doit être d’âme généreuse. Savez-vous ce qu’elle m’a déclaré, tout de suite, aux sons du fox-trott que nous ne dansions pas ?
— Non, je ne sais pas ! jette Hélène, moqueuse un brin.
— Eh bien ! ceci, tout crûment, avec un délicieux sourire de petite fille : « Monsieur, vous êtes un gros lingot d’or ; moi aussi, paraît-il… Est-ce que vous ne trouvez pas qu’au lieu de nous laisser rapprocher, comme le souhaitent nos « maternelles », nous ferions mieux d’aller vers… qui n’a pas… Cela rétablirait l’équilibre. Ne pensez-vous pas ?… » J’ai répondu, naturellement, que je pensais ainsi… Et aussitôt, nous sommes devenus amis avec la jeune Nicole, dont les opinions subversives sont très savoureuses à entendre tomber de sa bouche fraîche, tandis que ses yeux étincellent de conviction.
Hélène a, aux lèvres, son indéfinissable sourire :
— Jean, je crois que Nicole est bonne première…, toute mal élevée qu’elle est…
— Elle me réjouit. Un point, c’est tout… Du moins, pour le moment. Je me suis accordé de ne prendre aucune décision avant octobre. A Deauville, je retrouverai Nicole… et d’autres encore… Les Champtereux y seront… Je pense que la destinée s’emparera de ma faible volonté. Hélas ! vous ne serez pas là, Hélène, pour m’éclairer !…
— Non, moi je serai en Alsace… Vous m’écrirez…
Ici un violent coup de sonnette. Un bruit de clef dans la serrure. Une voix gronde, doucement :
— Ce n’était pas la peine de sonner, Bobby.
Et Bobby se précipite dans l’atelier, avec une exclamation de reproche :
— Ah ! maman, vous n’êtes pas venue me retrouver au Bois !… Pourtant, vous m’aviez promis…
Hélène est toute seule à travailler dans le cabinet du quai Bourbon. Sa table, installée devant la fenêtre, est encombrée de papiers, de notes, de livres qui absorbent son attention — parce qu’elle est un secrétaire consciencieux, et aussi parce que son travail l’intéresse beaucoup… Ce qui ravit le professeur Barcane et l’amène, peut-être inconsciemment, à traiter un peu en collaboratrice cette aide qui le comprend, même le devine, traduit sa pensée, avec une justesse qui le stupéfie.
A son fils, il répète sans cesse :
— Cette jeune femme est d’une remarquable intelligence ; elle a un cerveau masculin avec des intuitions féminines. Elle prétend qu’elle doit sa logique, sa précision, à son père, qui l’a fait beaucoup travailler avec lui. Et puis, elle a eu de fortes études scientifiques, toujours sous la direction de professeurs hommes. Quoi qu’il en soit, elle est, pour moi, l’assistante rêvée. Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’on me la souffle !
— Qui ? Un de vos confrères ?
— Eh ! non, mais quelque amoureux !… Une jolie créature, toute jeune ! Tu imagines, toi, homme d’expérience, qu’elle peut s’accommoder, pour toute distraction, du plaisir austère que lui offrent les littératures comparées. Ce serait bien étonnant !…
Raymond Barcane répond par un geste vague, et son père n’insiste pas, indifférent, en somme, à la vie privée de sa secrétaire.
Lui, Raymond, l’est beaucoup moins. Hélène Heurtal l’intrigue étrangement. Pas une seconde, il n’admet que cette jeune femme, faite pour l’amour, se confine dans la solitude du veuvage. Certes, un jour ou l’autre — si la chose n’est déjà accomplie, — elle prendra un amant ou trouvera un mari. D’autant qu’elle n’a pas dû être bien éprise du premier… Elle parle de la passion — quand, par exception, elle en parle, la conversation l’y amenant, — avec un détachement ironique et paisible qui, pour un connaisseur comme lui, est nettement révélateur. Elle semble une prisonnière libérée. Le mariage a-t-il donc été un joug à sa forte individualité ?
Il aimerait à causer avec elle, afin de poursuivre ses investigations. Mais elle ne s’y prête pas du tout ; ne bougeant pas de la tour d’ivoire où elle paraît garder sa personnalité intime, soigneusement enfermée. De telle sorte qu’il ne peut encore, avec certitude, discerner ce qu’elle est… Une coquette raffinée ?… Une féministe, heureuse en son indépendance ? Une pure cérébrale se confinant dans les jouissances de la pensée ?… Et pourtant, il a noté en elle une délicatesse tendre, un sens pénétrant des choses du cœur, un je ne sais quoi d’obscurément passionné… Ou bien est-elle, tout simplement, une honnête femme, très intelligente et point sensuelle, à qui la maternité suffit : à ce point qu’elle peut, sans effort, accepter sa destinée de solitaire ?
— Très originale en son genre, décidément, cette petite Heurtal… Si je pouvais l’attirer comme secrétaire… Mais elle n’a pas l’air très en confiance avec moi… Attendons l’occasion…
Et il attend avec une impatience que les jours qui passent rendent peu à peu frémissante. Chaque fois que les circonstances les ont rapprochés, il se demande, après l’avoir quittée, séduit, énervé et curieux, vers quel avenir s’en va cette indépendante ; charmeuse sans aucune coquetterie et dont, lui aussi, a vite constaté la supériorité intellectuelle.
Cependant, Hélène est si occupée par les documents qu’elle doit consulter, qu’à peine, à de rares instants, elle interrompt ses recherches pour contempler le décor charmant qu’elle aperçoit par la fenêtre entr’ouverte : la Seine nonchalante entre les arbres qui l’enserrent, au pied des maisons de jadis, sous l’ombre gothique de Notre-Dame. Parfois aussi, elle penche un peu la tête vers les quelques roses qu’elle a placées sur son bureau ; et elle en aspire le parfum, sans soupçon que sa jeune chair a l’éclat nacré des pétales qui l’embaument.
Le soleil d’été flambe sur les quais. Mais, dans le vaste cabinet, ombragé par les stores, la brise brûlante semble s’attiédir ; et Hélène, en sentant le frôlement sur son visage, pense, avec un plaisir presque physique, que Bobby est bien sous les arbres de la Muette… Tout à l’heure, elle le verra revenir, ses joues rondes, vermeilles comme un fruit mûr, l’ardeur de l’été bondissant en son jeune être qu’elle blottira contre sa poitrine. Ah ! comme elle l’adore, son tout petit !…
Décidément, sa pensée, pour un moment, vagabonde. Elle a repris sa plume, oui… mais elle n’écrit pas encore. Voici qu’elle songe à la bonne soirée — bien inattendue — qu’elle a passée la veille, justement à écouter la nouvelle pièce de Raymond Barcane, le plus gros succès de ce printemps.
Le matin, elle avait reçu un mot de Jean, qui lui envoyait des fauteuils pour la représentation du soir.
Il avait deux places ; et il terminait en demandant la permission d’occuper, près d’elle, le second fauteuil.
Comme une enfant, elle a été ravie par cette invitation imprévue, car elle avait bien fort le désir de voir ladite pièce ; et, d’autre part, son mince budget lui interdit les coûteuses soirées au théâtre. Pour faire honneur à Jean, habitué à n’accompagner que des femmes très élégantes, elle a apporté un soin extrême à s’habiller ; n’ayant d’ailleurs qu’une seule robe du soir, modernisée depuis son retour à Paris, noire et perlée, qui laisse nus, le cou, les épaules, les bras comme le commande la mode. Et vraiment, au premier regard que Jean a jeté sur elle, contente, elle a eu l’intuition que ses efforts n’ont pas été vains. D’autant qu’avec la franchise amicale qui caractérise leurs rapports, il s’est écrié tout de suite :
— Dieu ! que vous êtes jolie ! mon amie Hélène. Que ce ruban d’argent est bien dans vos cheveux !… Il vous fait ressembler à une petite statue grecque…
Gaiement, elle a répliqué :
— Tant mieux !… Je tenais fort à ne pas vous faire honte, à vous, habitué aux belles dames !… Oh ! Jean, que c’est gentil d’avoir pensé à moi ! Je suis ravie de voir cette pièce !
— Et moi, ravi de la voir avec vous…
Hélène ne se doute guère que Jean, à son intention, a pris les deux fauteuils qu’ils occupent, désireux de mettre dans la vie de cette travailleuse, une légère distraction que, par raison, elle ne s’accorderait pas.
Il est bien récompensé de cette charitable pensée, car elle jouit pleinement du spectacle qui lui est offert ; et lui, un peu blasé sur l’intérêt de la pièce, se délecte, discrètement, à contempler l’expression ardente que l’attention donne au délicat visage d’Hélène. De même, il jouit de l’échange de leurs opinions — parfois très divergentes — durant les entractes, qui, ainsi, s’écoulent avec une rapidité dont tous deux sont stupéfaits.
A peine, avant le dernier acte, la curiosité d’observatrice d’Hélène fait errer ses yeux sur la corbeille des loges ; et, tout à coup, elle s’exclame :
— Oh ! Jean, regardez cette superbe créature dans la loge, près des colonnes.
Il lève la tête vers la direction qu’elle indique, et réplique aussitôt :
— Très belle, en effet, je la connais… C’est Mlle de Champtereux.
— Votre flirt…
— Mon flirt ?… Comment savez-vous ?…
— Votre mère m’a dit…
Il a les sourcils un peu froncés, la mine impatiente.
— Ah ! elle a entendu parler du potin… Et elle s’agite…
— Une si jolie fille ne lui plairait pas pour vous ? fait, pensive, Hélène qui regarde toujours Sabine.
— Elle la jugerait sûrement… inquiétante… comme trop belle, d’abord !
— L’est-elle, inquiétante ?…
Un court silence.
— Que sait-on ?… C’est une femme qui n’ignore rien de ce qu’elle vaut… Et, en somme, elle est un peu… effrayante, par tout l’inconnu… d’âme… de pensée, que voile sa forme délicieuse.
Hélène devine que Jean vient de penser tout haut, habitué à toujours être sincère devant elle.
Tous deux, un instant, demeurent à contempler l’aristocratique visage dont la lumière caresse l’éclat. Sous les vaporeuses draperies du corsage, décolleté par un art savant, les épaules dévoilent leur impeccable pureté de lignes.
Derrière Sabine, un peu incliné vers elle, — pour mieux causer — se tient un homme de haute mine ; le duc de Bresmes, a reconnu Jean, tout de suite, compagnon de cercle de M. Champtereux, dont il est à peine le cadet.
Un pli a barré le front de Jean, tant il devine, admiratifs, l’attitude, la pensée, tout l’être masculin du duc de Bresmes. Hélène, très intuitive, a dû percevoir son impression, car elle dit aussitôt :
— Jean, à cause de moi, ne vous privez pas, je vous en prie, d’aller saluer ces dames…
— Merci… Elles ne m’ont pas vu ; et il y a dans la loge, des visiteurs avec qui je préfère ne pas me rencontrer… J’aime bien mieux causer avec vous, mon amie.
Est-ce par politesse qu’il parle ainsi ? Hélène n’a pas le loisir de tirer la chose au clair, car la sonnerie indique la fin de l’entr’acte et, tout de suite, reprise par le plaisir de lettrée qu’elle goûte intensément, elle oublie Sabine de Champtereux et le duc de Bresmes. Elle les aperçoit encore de loin, dans le tohu-bohu de la sortie, la jeune fille marchant auprès de son père. Mais Jean, cette fois encore, ne cherche pas à les joindre. Et ni lui ni elle ne font allusion au couple superbe que forment, l’un près de l’autre, Sabine et le duc ; pas même, dans l’intimité de leur retour, à travers la nuit d’été dans l’auto de Jean, qui n’a pas permis à la jeune femme de regagner seule Passy, un peu lointain.
Ah ! la bonne soirée qui lui a ainsi été donnée et lui fait encore une âme lumineuse où flotte, par instant, la vision d’un beau visage de sphinx !
Un coup de timbre à la porte d’entrée la fait tressaillir. Est-ce le professeur qui rentre ?… ou quelque fâcheux qui vient la déranger ?… Car c’est elle qui reçoit les journalistes, les curieux des idées du maître, les élèves, les vieilles dames, les étudiantes et étudiants étrangers…
Le domestique chenu va venir l’avertir.
Un doigt heurte la porte du cabinet.
— Entrez ! fait-elle, résignée à s’en aller répondre au visiteur importun.
Ce n’est pas le vieux Victor que laisse passer la portière écartée, mais Raymond Barcane qui entre de sa manière impérieuse et la salue courtoisement.
— Pardon, madame, de vous troubler dans votre travail. J’avais besoin de parler à mon père d’un vieil ouvrage qui est sûrement dans sa bibliothèque. Il est sorti ?
— Oui… M. Barcane est allé à la Bibliothèque nationale, où je lui ai trouvé des documents qui sont à consulter. Il ne peut tarder beaucoup à rentrer, maintenant.
— En ce cas, je vais l’attendre un moment… Si toutefois je ne vous dérange pas.
— Nullement. Je pense que vous me permettez de continuer à rédiger mes notes.
— Je vous permets, pour peu que vous y teniez absolument… Êtes-vous donc à ce point séduite par l’ouvrage de mon père et d’antiques conceptions littéraires si éloignées des vôtres ?… Car vous êtes une petite dame très moderne.
— Qu’en savez-vous ?
— Madame, vous me tenez donc pour un piètre psychologue ?
— Non ! mais vous, l’observateur clairvoyant que révèlent vos œuvres, vous devez vous être rendu compte que j’ai horreur de servir de pièce de dissection.
Elle sourit ; toutefois l’accent est net sous son enveloppe de badinage.
Barcane ne se laisse pas désarçonner. Lui aussi sourit ; et ses traits tourmentés ont, soudain, un charme presque caressant.
— Madame, ne soyez pas méchante, et faites-moi la grâce de quelques minutes de causerie, en attendant mon père « qui ne peut tarder », si j’en crois votre dire. Vous m’avez laissé voir qu’il est infiniment agréable d’échanger avec vous des aperçus sur la littérature et la vie… Or, il y a si peu de choses agréables dans l’existence, que j’ai pris la résolution de glaner sur mon chemin tout ce qui me tente…
Elle l’a écouté, les yeux brillant d’une flamme gaie, nuancée d’une sorte de malice qu’il ne s’explique pas. Sauf quand le souffle des idées l’enlève à sa réserve, elle est toujours distante avec lui, d’ordinaire. Elle réplique :
— Un autre jour, peut-être, je vous répondrais que je suis ici pour griffonner, non pour distraire un monsieur désœuvré… Mais aujourd’hui…
— Mais aujourd’hui ?… Un autre jour ?… Je ne comprends pas, madame.
— Voici, vous allez comprendre… J’ai passé, hier, une si bonne soirée, grâce à vous, que je serais ravie de vous être un peu agréable à mon tour.
L’expression dure s’adoucit de nouveau sur les traits de Barcane.
— Ah ! vous êtes allée voir Celle qui a menti ! Et la pièce vous a plu ?
— Elle m’a extrêmement captivée. Tour à tour, je vous ai admiré très fort ; vous m’avez exaspérée ; j’ai absolument pensé comme vous, en d’autres scènes…
— Lesquelles ?… Racontez !
— Ce serait trop long !… Si nous commençons à faire de la psychologie, je me laisserai aller à bavarder ; et votre père, en rentrant, ne trouvera pas ma besogne achevée…
— Eh bien ! il ne la trouvera pas, tant pis ! fait Barcane, impatient, avec un geste d’insouciance.
Il a avancé une bergère près de la table à écrire ; et, sans solliciter un nouvel acquiescement d’Hélène, il continue, avec son aisance autoritaire :
— Puisque vous avez tant de scrupule à distraire quelques moments, des heures que vous consacrez à mon père, vous me permettrez d’aller discuter mon œuvre chez vous, ne pouvant pas le faire ici…
Les paroles de Jean surgissent dans la mémoire d’Hélène : « Ne recevez pas Barcane », et, un peu lentement, elle articule, docile, sans en avoir conscience, au conseil :
— Je ne reçois personne. Je suis à peine installée et n’ai repris aucun semblant de vie mondaine…
Sous la moustache courte, les fortes dents de Barcane mordillent ses lèvres qui sont railleuses.
— Dites-moi, si vous êtes sincère, vous n’imaginez pas que c’est une visite à votre « jour » que je sollicite, pour bien causer, à mon gré, avec vous ? Préférez-vous que nous nous rencontrions dehors, à la face du ciel et de la terre, dans quelque exposition, par exemple, ou encore à Versailles que j’adore… Vous aussi, je suis sûr… De cette façon, ma mauvaise réputation ne vous effraiera plus !
Comment a-t-il si bien deviné l’opinion qu’on lui a donnée sur son compte ? Tout ensemble, elle est amusée et agacée. Mais elle ne se trahit pas et hausse légèrement les épaules :
— De quoi pourrais-je bien avoir peur, en vous recevant ?
— Du « qu’en-dira-t-on ».
— Oh ! il n’existe pas pour moi ! Grâce au ciel, je suis libre de préjugés ; je suis seule et n’ai à répondre de ma vie qu’à moi-même. Aucun être, d’ailleurs, n’a cure de mon humble personne.
— C’est vrai… Vous aussi, vous êtes une isolée dans cette lugubre farce de l’existence !
— Lugubre ?… Pas tout à fait, pour vous que le succès comble !… Vous êtes ingrat envers la destinée.
— Madame, fait-il ironiquement, est-il possible que vous, la femme lettrée, vous oubliiez vos classiques : « L’ambition déplaît quand elle est assouvie… J’ai souhaité l’« empire » et j’y suis parvenu… Mais en le souhaitant, je ne l’ai pas connu… », etc. Je vous affirme, croyez-moi sur parole, je vous prie, qu’il est amer, le triomphe que nul ne partage !… Autant que la solitude dans la foule.
— Vous êtes injuste envers votre père, dit-elle, douce à une détresse morale qu’elle sent sincère.
— Littérairement, en effet, mon père s’intéresse à mes pièces, quoiqu’elles soient souvent d’une forme et d’un esprit qui excitent sa critique… Mais, madame, vous êtes une tendre, j’en ai la certitude, quoique j’aie fort peu l’honneur de vous connaître, et je suis certain que vous comprendrez très bien ce que regrette une stupide sensibilité, toujours à vif chez moi. En vérité, sous mes dehors… rugueux, je suis une façon d’écorché.
Elle sourit.
— Malheureusement pour vous… et heureusement pour vos œuvres qui doivent, à cette pénible qualité, une vie dont la puissance est irrésistible…
Railleur, il murmure, tordant sa moustache :
— Toujours la vieille histoire du pélican ! Mais…
Et sa voix sonne, avec une âpre ironie :
— Mais pourquoi diable est-ce que je vous parle de ma misère ?… Sans doute, parce que vous sachant, vous aussi, une solitaire, j’ai pensé que vous y seriez pitoyable et que nous nous lamenterions en commun… Ce qui est une pauvre consolation !…
— Peut-être… Seulement, moi, je ne me lamente jamais !
— Parce que ?
— Je trouve que c’est bien inutile… Du moment que les lamentations ne peuvent rien changer à ce qui est…
— Évidemment, c’est le cas, neuf fois sur dix… Mais de crier qu’on a mal, c’est une détente pour les nerfs !… Et, nerveux, je le suis déplorablement, bien que je n’aie rien de l’apparence d’un freluquet. C’est pourquoi, sans doute, sauf pendant mes heures de travail, je hais la solitude, comme peut-être je vous l’ai déclaré déjà ; les minutes de tête-à-tête avec moi-même durant lesquelles ma terrible psychologie a le loisir de me juger, de faire le bilan de mon existence. Ah ! oui, elle m’est un supplice, la solitude !… Pas à vous ? Non ? Vous êtes une femme forte !
Moqueuse, elle sourit.
— Je voudrais bien mériter le qualificatif que vous m’octroyez, au hasard. Mais c’est vrai, la solitude me paraît… austère quelquefois, mais bienfaisante toujours !… Vous la calomniez… La solitude ? C’est l’indépendance, le droit de penser, d’agir, de vivre selon son seul gré !… Et c’est là un don si précieux qu’il lui faut beaucoup pardonner, parce qu’elle nous l’apporte !
— Vous parlez en femme ! réplique-t-il impatient. Cette liberté qui vous grise, nous autres hommes, nous y sommes trop habitués pour en avoir conscience même. Et elle ne nous console pas de ce qui nous manque. Ah ! je vous envie, enfant illusionnée… Que je voudrais donc pouvoir me réchauffer à la flamme qui brûle en vous !
Il a posé sur elle un regard qui enveloppe, avidement, la petite tête dont il aime le sourire et les yeux qui pensent ; comme il goûte la grâce souple du corps, l’harmonie des mouvements, l’éclat velouté de la chair dont le contact doit être adorablement doux. Et, brutale, la tentation jaillit en lui, de faire son bien de cette femme qui semble n’être à personne… Il a l’intuition, pourtant, qu’elle ne se donnera jamais sans amour… Mais il est déjà cabré contre la résistance qu’il redoute d’instinct… Bah ! fatalement, cette indépendante doit, comme les autres, subir l’ascendant du mâle, quitte à se rebeller dès qu’elle prendra conscience de son inévitable faiblesse. Il en a tant vaincu, de résistances féminines, que le prix de toutes ses victoires, c’est un incommensurable dédain de la femme, désormais pour lui, l’instrument de plaisir qu’il prétend goûter sous une forme ou une autre.
Violemment impérieux et passionné comme il l’est, il cède, sans hésiter, à l’impulsion qui l’emporte vers Hélène Heurtal.
Sans la toucher, toutefois, dans un inconscient respect de sa liberté, il prie, la voix sourde :
— Si vous étiez très charitable, jeune femme, savez-vous ce que vous feriez ?
— Non… dites.
Il se lève, se rapproche de la table où elle est accoudée et le contemple avec une interrogation où il entre un peu de surprise, au fond de ses prunelles.
— Ce que vous feriez ?… Vous me permettriez de vous aimer comme la compagne que je rêve depuis… depuis toujours ! Vous avez l’intelligence, le charme, l’adorable jeunesse… Vous êtes libre et seule… Moi aussi…
Il voit s’entr’ouvrir la bouche délicieusement fraîche qu’il veut sous la sienne, et une lueur envahir les yeux, devenus profonds, si profonds que le regard semble monter des plus secrets replis de l’âme.
Avant qu’elle ait parlé, il continue sourdement, la voix ardente :
— Oui, je devine… Vous allez me répondre que vous ne m’aimez pas du tout… Et je ne m’en étonne pas… Aussi, je ne vous demande que de vous laisser aimer, adorer, gâter autant que femme peut l’être… De me permettre d’aplanir devant vous, les difficultés de toute sorte, qui pèsent sur une femme isolée… Alors, peut-être, à votre tour, vous me donnerez un peu de tendresse…
Elle le regarde toujours avec la même expression profonde. Elle est très blanche et ses lèvres pâlies tremblent un peu, mais elle semble absolument calme. Jamais sa jolie tête fière ne s’est dressée plus droite.
Et elle articule avec une précision si nette, que les mots semblent cingler :
— C’est-à-dire que vous me proposez d’être votre maîtresse ?
Il a un sursaut devant la brutalité de l’expression.
— Je vous demande…
Il se penche vers elle.
— … de devenir, dans ma vie, une souveraine divinement bienfaisante, à qui je m’efforcerai, sans cesse, de rendre tout le bonheur qu’elle m’aura donné, en consentant à accepter mon amour !…
— Encore !… Mais écoutez ceci… Je ne suis pas même effleurée par la tentation de recevoir… tout ce que vous m’offrez… Tout à l’heure, vous m’avez proposé de m’aider… Je n’ai besoin ni d’aide… ni d’amour…
Elle parle avec un calme hautain. Mais sa voix est frémissante. Et un peu de rose est remonté aux joues décolorées. Droit devant elle, ses yeux regardent l’eau qui fuit, au dehors, sous les branches.
— Je vous remercie de votre sollicitude… Je n’en ai que faire. Je ne suis pas aussi isolée dans la vie que vous semblez l’imaginer… J’ai un petit garçon qui est, pour moi, un soutien moral très puissant.
Il l’interrompt, impérieux :
— L’amour maternel ne suffit pas à remplir un cœur de femme jeune, vibrante, comme vous l’êtes !
— Qu’en savez-vous ?… Oh ! je ne prétends pas être meilleure ni plus forte que les autres… Et je ne sais ce que l’avenir fera de mes résolutions… Pourtant, j’espère, j’ai toutes les raisons d’espérer que ma volonté m’aidera à être ce que je dois et veux être… Elle a déjà fait ses preuves, grâce à Dieu, et je sais ce que je puis attendre d’elle.
De nouveau, un éclair d’intense curiosité flambe dans les yeux de Barcane, qui écoute attentif :
— Maintenant, pour que vous ne conserviez pas un inutile espoir, j’ajouterai encore ceci : pour me garder mieux que tout, j’ai la résolution que, plus tard, mon fils ne soit jamais exposé — justement, — à entendre dire que sa mère n’a pas été une femme irréprochable… Afin d’être sûre de ne pas faiblir, si, comme bien d’autres, je connaissais un jour la tentation, je me le suis juré sur sa chère petite vie qui est ma joie…, sur le souvenir des disparus que j’ai aimés et qui m’estimaient… Et j’espère qu’ainsi, Dieu m’aidant, parce que, vous le savez, il est beaucoup promis aux êtres de bonne volonté, tout sera dans ma vie, comme j’ai résolu que ce soit. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?
Il incline lentement la tête. La lueur violente et passionnée de ses prunelles s’est éteinte dans une expression grave. Avec une douceur que, certes, bien peu ont vue dans ses yeux, il plonge son regard dans le regard clair qui, bien en face, l’interroge.
— J’ai compris, madame, et je vous demande pardon de m’être, sans réfléchir, follement séduit par votre charme, comporté à votre égard avec une grossière insolence dont j’ai conscience trop tard… Mon excuse c’est que, dans le monde où je vis, je ne rencontre jamais de femmes comme vous…
Elle écoute, ses mains un peu serrées l’une contre l’autre. Ses lèvres tremblent et elle les mordille nerveusement ; mais elle ne répond pas, et les paupières abaissées voilent le regard.
Alors il continue :
— Si j’étais libre, madame, j’implorerais le très grand honneur que vous acceptiez mon nom… Mais je ne représente, en somme, qu’un prisonnier évadé qui traîne sa chaîne… Et puis, si je suis un amant possible, je serais, sans doute, un détestable mari… Pour vous, je ne puis donc rien regretter… Pour moi, c’est le bonheur entrevu qui m’échappe…
Il s’arrête, la voix sombrée… Elle est toujours immobile, ses mains jointes sur les papiers épars devant elle. Mais son regard s’est enfui loin, vers le ciel radieux. Un souffle rapide fait tressaillir les épaules sous l’étoffe légère du corsage. Un silence. Tous deux songent.
C’est lui qui reprend encore, et son accent a cette douceur grave, imprévue dans sa bouche railleuse :
— Est-ce que, par la suite, quand le souvenir de mon… erreur… se sera atténué en vous, alors vous voudrez bien croire que j’ai maintenant le seul, et très sincère, et très profond désir que vous voyiez en moi, dans l’avenir, un ami respectueusement dévoué, soucieux seulement de pouvoir, en quoi que ce soit, vous être bon à quelque chose.
Les yeux pastel le contemplent, une seconde, sérieux et pensifs. Vraiment, ils sont aussi sincères l’un que l’autre, et elle sent très bien que, dût-il en souffrir, jamais plus, il ne tentera de la séduire. Par son libre consentement, seul, elle serait à lui.
Alors, très simple, elle dit :
— Si votre… amitié est réellement telle que vous me l’offrez, je l’accepterai de grand cœur avec confiance… Et, sincèrement, elle me sera précieuse…
Une étrange clarté erre sur les traits durs de Raymond Barcane et lui donne un autre visage.
— Vous êtes bonne, madame, et je vous remercie, avec ce qui peut encore exister de moins mauvais en mon vieux cœur… Je me souviendrai toujours de ces quelques moments… Et maintenant, je n’ai plus qu’à me retirer — puisque mon père ne revient pas, — et à vous laisser enfin travailler… Mais, auparavant, voulez-vous me donner votre main, en gage de pardon ?
Elle a une visible hésitation, réfléchit une seconde ; puis, lentement, lui tend ses doigts où, seul, brille l’anneau du mariage.
Il se courbe très bas, les baise, enveloppe d’un regard le visage délicat, et sort.
Elle écoute le bruit des pas qui s’éloignent. Alors, un soupir d’allégement dilate sa poitrine… Mais maintenant qu’elle a vaincu, l’émotion domptée pendant tant de minutes, la domine souverainement, et des larmes roulent sur son visage, tandis qu’elle murmure :
— Oh ! Jean, si vous saviez…
Chez Mme Dautheray, un de ces « thés » ultra-brillants où, tout l’hiver, s’est porté avec empressement le Paris mondain, qui y trouvait, chaque quinzaine, danse et musique de choix… Un de ces thés auxquels s’était dérobée Hélène, qui les jugeait, avait-elle dit à Jean, « beaucoup trop élégants pour une simple petite femme comme elle ».
Cette fois, de multiples raisons l’ont décidée à répondre à l’invitation que lui a renouvelée Mme Dautheray elle-même, venue pour lui servir ses doléances maternelles au sujet de la résistance, aimable, mais tenace, que Jean apporte à se laisser envelopper par les liens du mariage.
Or, Mme Dautheray, de plus en plus, se cramponne à son idée : « Il faut marier Jean ! » Et elle pense qu’Hélène, qui, jadis, obtenait de lui un travail quelque peu sérieux, pourrait peut-être le décider à choisir, enfin, dans la phalange des jeunes vierges que le monde lui présente journellement. Plusieurs, au gré de Mme Dautheray, constitueraient l’épouse idéale.
— Marraine, a protesté gaiement Hélène, vous me supposez une puissance que je n’ai sûrement pas et que, d’ailleurs, j’aurais scrupule à employer en la circonstance. Ne connaissant pas du tout ces jeunes filles, je ne puis influencer Jean.
— Mais je te dis, mon enfant, qu’il y en a au moins dix — tu entends, dix ! — qui seraient parfaites ! Viens, n’y manque pas, à mon dernier thé de la saison, et tu les verras… Car j’aurai beaucoup de monde, à cette réception de clôture. Tu y entendras de la musique excellente, puisque j’ai pu obtenir le concours de Venesco, le violoniste ; comme chanteuse Mlle Montauvais et, pour varier, une protégée de Raymond Barcane, une excellente diseuse. Ensuite, la jeunesse dansera. Ainsi, tu feras connaissance avec les candidates et pourras mieux agir sur Jean. C’est entendu, n’est-ce pas ? Hélène. Je compte sur toi.
Hélène hésite encore et s’accroche à tous les prétextes pour se dérober à l’égoïste insistance de Mme Dautheray. Il lui est étrangement désagréable d’être, en quoi que ce soit, mêlée au mariage de Jean…
— Marraine, ma toilette ne sera pas du tout à la hauteur de celles de vos invitées.
— Mais, mon petit, s’exclame naïvement Mme Dautheray, qu’est-ce que cela peut bien te faire ? Personne ne te connaît et ne s’occupera de toi…
Elle corrige aussitôt, s’apercevant que sa phrase est malencontreuse :
— Comme tu es une vilaine sauvage, et n’as jamais voulu venir à mes thés, ce printemps, tu es ignorée de nos amis et tu pourras rester à ton gré dans ton personnage de modeste violette. Tu as bien une robe un peu habillée, à la mode ?
Hélène se met à rire. Elle se souvient du regard de Jean, quand il l’a aperçue entrant au théâtre. Et Jean est un connaisseur difficile à satisfaire ! Elle est désormais tranquille sur l’effet qu’elle peut produire…
— Oh ! si, marraine, j’en possède une qui ne déshonorerait pas votre belle assemblée.
— Si non, ma chérie, j’espère que tu consentirais, sans cérémonie, à me laisser te traiter en vraie filleule, en t’offrant ta toilette.
Hélène se penche et embrasse Mme Dautheray.
— Marraine, vous êtes excellente, mais je n’ai nul besoin d’user de votre générosité. C’est convenu. Jeudi, j’irai voir les fiancées possibles de Jean.
— Puisses-tu, ensuite, le pénétrer de l’inconséquence de sa conduite… Que de fois j’ai peur qu’il ne soit accroché par quelque vilaine créature, qui le tienne éloigné du mariage ! Tu n’en sais rien ? Hélène.
Cette question prouve à Hélène, si elle en doutait, que, pour Mme Dautheray, elle est une femme qui n’existe pas, sans âge, une simple confidente d’occasion. Et, imperceptiblement railleuse, elle répond :
— Non, madame, je n’en sais rien. Si cela était, Jean a trop de tact pour me faire des confidences de cette sorte.
Mme Dautheray sent-elle la leçon ?… Avec cette candeur qui désarmerait son pire ennemi lui-même, elle répond :
— Tu as raison… Par toi, je ne peux avoir aucun renseignement en cette matière. Il faudra que je parle à mon frère.
— Cela ne changerait pas les choses. Jean, sans en avoir l’air, ne fait jamais que ce qu’il veut…
— Ah ! c’est bien vrai ce que tu dis là, mon enfant !… Avec plus de douceur, il est aussi autoritaire que l’était son père… Pas avec moi, heureusement ! Il ne se mêle jamais de ce que je fais.
Hélène sourit, malgré elle, de l’air épanoui de Mme Dautheray. Jusqu’à sa dernière heure, cette femme sera juvénile.
— Eh bien ! marraine, suivez son exemple et laissez-le, en toute liberté, choisir la femme qu’il almera… certainement… un jour.
Les yeux d’Hélène ont une singulière expression que, naturellement, Mme Dautheray ne remarque pas du tout ; et elle s’en va, sereine, après avoir témoigné une tendresse de grand’mère à Bobby qui l’a tout à fait conquise.
Il y a encore une autre raison pour qu’Hélène se rende à cette réception. Coïncidence imprévue. Jean est venu, lui aussi, insister pour qu’elle ne manque point d’y paraître ; car, a-t-il expliqué, l’air content, il espère pouvoir la présenter à un personnage influent dans les Lettres, qui a lu ses croquis américains et désire la connaître pour en causer avec elle.
Jean n’a rien ajouté de plus. Mais Hélène n’a pas besoin de longues méditations pour arriver à cette encourageante conclusion, que le critique compétent n’aurait aucun désir de lui parler de son travail, s’il le jugeait dépourvu de toute valeur. Et l’espoir, un instant, a illuminé sa vie sévère. Toujours, elle a possédé le bienheureux secret de se créer un semblant de bonheur, avec les menues faveurs que l’existence quotidienne veut bien, de-ci, de-là, lui octroyer.
Donc, au jour dit, sur le coup de cinq heures, elle franchit la majestueuse grand’porte de l’hôtel Dautheray — non sans avoir succombé à la tentation d’errer un moment dans les allées du Parc Monceau, nimbées d’une brume d’or, par la chaude journée de juin.
Elle pénètre dans le vestibule où les valets de pied font la haie… En vérité, la réception a tout à fait grand air, note sa curiosité d’observatrice. Elle jette son manteau au vestiaire et se glisse parmi la foule masculine massée à l’entrée du premier salon, qui est comble. Mais, sur le seuil, elle s’immobilise ; car Venesco vient de lever son archet, et un chant large, d’une beauté passionnée, a immédiatement amené un silence attentif dans l’auditoire bourdonnant.
Avec une infinie jouissance, Hélène écoute le chant merveilleux ; séduite à ce point, qu’elle ne remarque pas une seconde, la flatteuse attention qu’elle éveille dans la phalange masculine dont elle est entourée et qui semble apprécier fort la svelte élégance de la silhouette, toute fine sous le crêpe de Chine noir de la robe ; comme aussi le charme de la petite tête coiffée — selon la mode — d’une sorte de turban de tulle, piqué d’une flèche de jais. Personne, certes, dans ce brillant milieu ne pourrait imaginer que cette jeune femme, aussi harmonieusement vêtue, que toutes ses sœurs présentes, le doit à la seule adresse de ses mains.
C’est seulement quand le violon se tait qu’elle aperçoit la chaise qui lui avait été discrètement avancée. Alors, une seconde, avant de pénétrer enfin dans le grand salon à la recherche de Mme Dautheray, elle regarda la foule de ses hôtes, cherchant à deviner les fiancées offertes à Jean — telles qu’il les lui a décrites — parmi toutes ces jeunes filles, dont beaucoup sont vraiment très jolies à l’ombre de leurs chapeaux d’été. Comment se peut-il que Jean demeure si difficile à séduire !
Tout à coup, elle l’aperçoit ; et elle n’a pas besoin de savoir à qui il parle… Sûrement, c’est à une femme qui lui plaît, qui lui plaît beaucoup !… Sa tenue est rigoureusement correcte… Mais Hélène le connaît trop bien pour ne pas savoir le pourquoi de l’expression de son visage, tandis qu’il se penche vers une jeune femme assise, dont elle n’aperçoit que la nuque laiteuse, sous l’onde des cheveux sombres. La femme fait un mouvement, et Hélène reconnaît le beau visage — indéchiffrable — de Sabine de Champtereux… Ah ! Jean est bien épris d’elle, quoi qu’il prétende…
D’un élan instinctif, elle se détourne et, se laissant entraîner par les remous à l’entrée du salon, se lance à la découverte de Mme Dautheray, qui est une maîtresse de maison voltigeante.
— Ah ! enfin, Hélène, vous voilà ! fait, près d’elle, une voix joyeuse, celle de Jean. Comme vous arrivez tard ! Je commençais à craindre que votre sauvagerie ne vous ait retenue chez vous… Et, pour un tas de raisons, j’en aurais été très marri !
Il a l’air si sincèrement content de la voir et l’enveloppe d’un regard si approbateur, qu’une impression de chaude douceur lui monte au cœur. Il lui paraît bon, le sentiment qu’elle « compte » pour Jean, son ami, même dans son opulent milieu. Et elle a un délicieux sourire, quand elle lui répond :
— C’est que j’avais séance chez mon « vieil oiseau »… Je me suis échappée dès que je l’ai pu… Jean, vous allez me montrer Nicole et la petite Madeleine…
— Et la belle Sabine ? fait-il malicieusement.
— La belle Sabine ? Je l’ai déjà vue tout à l’heure, quand vous lui parliez.
— Vous l’avez reconnue ?
— Elle est inoubliable… Et puis…
Et le regard d’Hélène est moqueur, un peu, avec une inconsciente ombre de mélancolie…
— Et puis, votre visage aurait suffi à me renseigner.
— Dieu ! est-il à ce point « passoire » ? Ce serait terrible !… Hélène, je vous montrerai toutes les jeunes personnes que vous désirerez connaître. Mais, aussi, je dois, avant tout, vous mettre en rapports avec quelqu’un dont vous excitez la curiosité, notre ami Dubore, le critique de la Revue des Deux Mondes. C’est à lui que j’ai soumis vos croquis américains.
Hélène devient toute rose.
— Oh ! Jean, que cela va être émotionnant d’entendre son jugement !
— Mais… mais j’imagine que ce jugement n’est pas défavorable, puisqu’il désire vous voir !… Il est peut-être séduit par votre œuvre, comme je l’ai été moi-même…
Hélène lui envoie un coup d’œil reconnaissant ; elle a une mine de petite fille sage, ravie d’une bonne note inattendue.
— Quel excellent ami vous êtes, Jean. Mais avant d’être présentée à votre critique, il faut, tout au moins, que j’aille saluer votre mère. Je n’ai pu encore la joindre. Ah ! je l’aperçois… A tout à l’heure, Jean.
Plus que jamais, Mme Dautheray ressemble à un Nattier ; ses cheveux de soie blanche ondulent relevés autour du visage étonnamment frais, où les yeux noirs étincellent ; les lèvres sont pourpres, éclairées par le sourire qui semble devoir rester éternellement jeune.
Elle accueille Hélène avec un bonjour amical, mais hâtif, et la confie à son frère qui pontifie, aimablement. Comme elle ne la lui a pas nommée, il se demande incontinent : « Quelle est donc cette charmante petite femme que je ne connais pas ? »
Puis une lueur se fait dans sa cervelle.
— Mais, ma parole, c’est Hélène Heurtal ! Comme la gamine sauvage s’est transformée !
Et il s’empresse aussitôt pour lui trouver une bonne place, tout comme si elle était une dame d’importance. Même il reste un moment près d’elle, à lui nommer les femmes les plus en vue de la réunion.
Mais il est obligé bientôt de la quitter ; car, à son tour, la chanteuse va se faire entendre ; et c’est au bruit des applaudissements qui célèbrent son talent que, quelques instants plus tard, Jean reparaît devant Hélène, accompagnant un monsieur d’âge, long, maigre, la bouche plutôt sévère, le regard incisif sous les sourcils en broussaille, dont la couleur d’encre heurte le gris des cheveux et de la barbe.
— Hélène, voulez-vous me permettre de vous présenter notre grand critique, Charles Dubore, qui a lu vos notes sur la vie américaine.
De nouveau, une flamme monte aux joues d’Hélène, comme chaque fois qu’il est question de ses humbles essais littéraires. Jean, appelé par ses devoirs de maître de maison, les a déjà quittés.
— Madame, mon jeune ami Dautheray m’a, en effet, communiqué quelques pages que vous avez écrites sur la vie d’outre-mer.
— A titre de souvenirs… Pour moi seule. Je suis confuse que M. Dautheray vous ait fait perdre du temps à les parcourir…
— Dites à les lire, madame… et même à les lire avec un réel plaisir…
Saisie, elle le contemple, presque incrédule. Le grand critique est sans doute doublé d’un homme du monde très courtois. Il s’aperçoit de cette impression et son masque sévère se détend sous une expression un peu narquoise.
— Vous ne me croyez pas ? madame. Pourtant, je vous dis la très exacte vérité. Dautheray m’a apporté vos études. Je les ai ouvertes… pour lui être agréable… Et aussi parce qu’il m’en avait dit des choses qui avaient mis mon attention en éveil… Quand j’ai eu commencé, j’ai lu jusqu’au dernier feuillet, pour mon agrément personnel.
— Tant mieux ! Oh ! tant mieux ! fait-elle avec un sourire si lumineux, que les yeux et le cœur du grave critique en sont réjouis. Et il continue avec une sincérité d’accent qu’elle ne peut méconnaître :
— Ils m’ont plu. D’abord parce que la langue en est pure. Sur ce point, je suis intraitable. Ensuite, parce qu’ils ont une note personnelle. Vous y êtes très féminine… — cela sans mièvrerie, — voire sourdement passionnée. Je vous demande pardon, madame, de ce semblant d’indiscrétion. Je me place à un point de vue tout littéraire… Et en même temps qu’un sens étonnamment aiguisé de l’humour, vous avez une pensée qui réfléchit, comme le ferait un cerveau d’homme… Vous avez dû subir le contact prolongé d’intelligences masculines, qui étaient de qualité supérieure…
— J’ai travaillé avec mon père, un bibliophile fervent… J’ai toujours eu des professeurs hommes et, maintenant, je suis secrétaire du professeur Barcane.
— Barcane ? de l’Institut ?… le père de Raymond Barcane ?
— Oui…
— Évidemment, vous ne pouvez que gagner au commerce d’une forte intelligence comme la sienne. Mais, pour en revenir à vous, madame, que comptez-vous faire de vos Croquis américains ? Songez-vous à les utiliser ?
— J’en serais bien heureuse, car, à toute sorte de points de vue, ce résultat me serait très précieux !… Mais… mais comment m’y prendre pour y arriver ? Je n’ai aucunes relations dans le monde des lettres, où il faut être épaulée pour réussir, du moins au début, surtout quand on n’est qu’une femme tout à fait inconnue.
— Parfaitement juste ! Mais maintenant, madame, vous connaissez Barcane ; son illustre fils est toujours prêt à aider une jolie femme et, pour mon compte, comme je trouve, en vérité, une certaine valeur à vos études, je serais volontiers disposé, pour peu que cela vous fût agréable, à les présenter dans une excellente revue qui, peut-être, accepterait d’en publier quelques-unes ; ou encore l’une des courtes nouvelles qui les accompagnent…
Hélène se demande si elle ne rêve pas tout éveillée. Mais l’omnipotent critique semble parler sérieusement ; non point comme un prodigue d’eau bénite. Et elle le regarde avec un air radieux d’enfant qui reçoit, inespéré, un cadeau splendide.
— Que c’est bon à vous de vouloir bien me prêter assistance, après m’avoir dit, sur mes essais, des choses qui me rendent… bien fière… Je vous en prie, choisissez dans mes papiers ce qui vous paraît le meilleur à présenter…
— Nous verrons cela ensemble, si vous voulez bien, madame. J’aurais quelques retouches à vous indiquer ; de petites modifications de détail… Pourrez-vous me donner un rendez-vous ?
— Je suis toujours libre de mon temps, après ma séance chez le professeur Barcane.
— Bon ; il sera facile de nous entendre, même pour les corrections qui me paraîtraient utiles… Vous m’avez l’air singulièrement modeste pour une femme… et surtout pour un auteur… Car vous êtes très bien douée !… Il serait dommage que vous ne développiez pas les dons que vous devez à la nature et à votre travail personnel… Mais, surtout, appliquez-vous à rester vous-même. Vous lisez beaucoup ?
— Autant que je le puis.
— Quoi ?
— Tout ce qui me tombe sous la main, ayant une valeur quelconque. Je suis très éclectique. Mon esprit est curieux de tout et j’adore pénétrer le cerveau des autres.
— Oui, pour le comprendre… Cela, c’est bien !… Mais, surtout, n’exprimez jamais que votre pensée propre ! Et gardez bien votre individualité, je vous le répète.
Elle sourit.
— Je crois que je ne pourrais faire autrement. Je suis une façon de ressort… On peut me courber, mais je me redresse toujours pour reprendre ma pente naturelle.
— Parfait, cela !
Il continue à l’observer avec une sorte de curiosité où il y a une instinctive sympathie. Comme tous les intellectuels qui causent avec elle, il est séduit par l’intensité de vie intelligente que révèle ce visage de femme. Avec un réel plaisir, il continuerait la causerie engagée. Mais voici revenir Jean.
Les danses vont commencer. Tous les hôtes de Mme Dautheray ont, pour l’instant, évolué vers le buffet ; ou, restés dans les salons, croquent les nombreuses « douceurs » que leur offrent les plateaux, abondamment pourvus, qui leur sont présentés.
— Eh bien ! la connaissance est faite ? interroge-t-il gaiement. Il faut venir la sceller au buffet. Vous restez là, à bavarder, tous les deux, dans votre coin… L’homme ne vit pas seulement de bonnes et belles paroles…
Mais l’illustre critique se dérobe.
— Mon ami, excusez-moi, je ne prends jamais rien entre mes repas. Après avoir entendu votre superbe concert, je vais me retirer, ayant, hélas ! bien passé l’âge de respirer une atmosphère de danse !… Je vous laisse donc, satisfait d’avoir pu causer avec Mme Heurtal.
— Et vous voudrez bien encourager un peu ses travaux ?… insiste Jean qui, cependant, a deviné, à l’éclat des yeux d’Hélène, qu’elle a gagné la partie.
Dubore se tourne à demi vers la jeune femme, dont le charme, une fois encore, opère sur son rigorisme. Il n’a plus du tout cet air froidement narquois qui le rend si intimidant.
— J’essaierai d’être utile à madame, de faire recevoir en bon lieu certaines de ses études qui me paraissent particulièrement réussies. Madame, je vous présente mes hommages.
Et il serre énergiquement la main qui s’est avancée d’un geste reconnaissant. Puis il se met en devoir de gagner une porte de sortie, à travers la jolie foule papotante qu’il considère avec des yeux de vieux philosophe, tout en distribuant des saluts courtois.
Jean et Hélène se contemplent alors, la mine ravie.
— Hélène, vous l’avez conquis !… Quelle chance !… Car s’il veut bien s’occuper de vous, je suis sûr qu’il vous mettra en bon chemin…
Elle a un petit rire heureux.
— Pourvu que la conquête soit sérieuse ! Il a été très aimable, savez-vous ?
— Parbleu !… Vous êtes décidément très séduisante, madame. Vous avez de la lumière plein les yeux. Vous ne vous doutez pas, je suis sûr, que nombre de fois, tantôt, on m’a demandé : « Quelle est cette exquise petite femme ? » en vous montrant.
Elle rougit légèrement ; mais elle a un geste d’insouciance.
— Tant mieux, si je ne fais pas tache parmi vos belles amies !… Mon Dieu, que je suis donc contente !… Grâce à vous, mon ami Jean ! Je vais vite, maintenant, emporter ma joie auprès de Bobby !
— Comment, mais vous ne partez pas déjà ?
Il ne poursuit pas. La pensée a traversé son cerveau que Barcane, invité, va peut-être venir, et il déteste tout rapprochement entre Hélène et lui… Mais, après tout, c’est bien peu sûr, cette apparition, et il lui paraît si charmant de voir, radieuse, la petite figure sage d’Hélène !
— Avant de partir, en tout cas, il faut que vous considériez un instant mes fiancées en perspective. Autant que mère, je veux votre opinion… On va danser. Voulez-vous danser ?
Elle riposte, amusée de la proposition :
— Bien sûr que non, je ne veux pas… Et je ne saurais pas !… Indiquez-moi Nicole, la petite Madeleine, Mme Marise…
— Oui… mais auparavant, je vous emmène au buffet. Venez vite, avant que je sois de nouveau harponné par mes fonctions de maître de maison.
Il l’introduit dans l’immense salle à manger, qui est comble, et la quitte pour la faire servir, tandis qu’elle reste debout, observant l’élégante cohue qui bavarde, rit, déguste, dans la chaude atmosphère où se mêlent l’odeur du champagne, les parfums des femmes et des fleurs de juin.
A demi cachées par les plis d’un lourd rideau, deux petites, devant elle, causent mezzo voce, croquant leur glace ; et elle entend prononcer d’un ton de discrète allégresse :
— Odette, il m’a demandé la seconde habanera. Et, très gentiment, cela m’a redonné de l’espoir… Oh ! Odette, est-ce que tu crois qu’un jour, il arrivera enfin à m’aimer… un peu ? Ce serait comme si j’entrais dans le paradis ! Il me semble qu’à force de le désirer, je magnétiserai sa volonté !… Je suis stupide !… Oh ! Je le sais bien…
— Tu es une adorable créature ! Et il n’est qu’un serin s’il ne s’en aperçoit pas, fait vertement Odette.
Hélène a entendu et deviné. Cette petite fille blonde, dont les grands yeux, d’un éclat humide, illuminent le visage candide, c’est, elle n’en doute pas, la jeune Madeleine de Serves, « le Bébé », comme Jean l’appelle.
Un bébé, l’est-elle vraiment ? Une ardeur juvénile vibre dans son accent contenu ; et Hélène est frappée de l’expression tout à la fois fervente et profonde que prennent ses traits, parce que Jean, qui ne la voit pas, revient avec une assiette servie.
Et la jeune femme pense :
— Comment ne trouve-t-il pas que ce doit être très doux de recevoir le don d’un amour aussi frais, aussi absolu ?… Cette enfant n’a que lui dans le cœur…
— Hélène, mon amie, que je vous retrouve donc sérieuse !… A quoi pensez-vous ?
— A la petite Madeleine que je viens d’entendre causer avec une amie.
— Madeleine ?… Vous la connaissez ?
— Non, mais je l’ai devinée… Voyez cette petite qui rentre dans le salon avec cette fillette brune, n’est-ce pas elle ?
— Oui… Vous avez bien vu… Et vous la trouvez ?…
— Délicieuse !… Une vraie jeune fille ! Elle doit avoir un cœur… de qualité rare.
— Je le crois ! fait Jean, léger. Mais le cerveau n’est pas à la hauteur… je le crains. Et je suis encore très gourmand… Je veux tout !… Bon, voilà l’orchestre qui commence les danses ! Il va falloir que j’aille m’exécuter et faire tournoyer toutes ces jeunes personnes.
Mme Dautheray surgit en coup de vent.
— Mais Jean, que fais-tu à bavarder ainsi avec Hélène ! Tu oublies vraiment trop tes invitées !
— Mère, Hélène aussi est mon invitée !
Un rose plus vif colore les joues de Mme Dautheray.
— Soit !… Seulement, Hélène est une intime ; tu n’as pas de cérémonies à faire avec elle. As-tu invité Madeleine de Serves ?
— Ne vous agitez pas ainsi ! mère, dit Jean, plutôt impatient… Toutes mes politesses seront faites, soyez sans inquiétude ! Je n’oublie rien de ce que je dois…
Au ton de Jean, Mme Dautheray sent qu’il ne faut pas insister ; et, sans un mot de plus, elle se détourne et rentre dans les salons, où, déjà, de nombreux couples tournoient lentement, au son d’une musique suggestive et excellente.
— Jean, votre mère a raison, ne vous occupez pas de moi… Et allez danser !
— Mais certainement, je vais y aller. Seulement, je puis bien m’accorder encore quelques minutes de récréation… Ah ! vous désiriez connaître Nicole. La voici qui entre avec mon ami de Rybes, un grand champion de tennis, comme elle. C’est une jolie créature, ne trouvez-vous pas ?
Hélène regarde. Oui, Jean a raison, en qualifiant ainsi cette gamine longue et souple. Les cheveux d’or roux moussent sous la capeline fleurie. La bouche qui rit montre des dents de bébé. La libre allure est celle d’une jeune Diane. Rien de la discrète correction de Madeleine de Serves.
Elle a aperçu Jean, et l’accoste, laissant derrière elle, sans façon, le cavalier qui l’accompagne.
— Jean, j’ai besoin d’échanger quelques propos avec vous… Et aujourd’hui, pas mèche ! Voulez-vous, demain, m’offrir le thé à votre atelier ?… Mère m’y déposera en faisant ses courses…
Jean doit être habitué ; il n’a l’air nullement surpris de la proposition qu’elle a émise comme toute naturelle.
— Entendu !… Quatre heures ? Cinq heures ? Que préférez-vous ?
— Quatre heures, ce sera très bien, parce qu’ensuite j’irai…, nous irons, si ça vous tente… au tennis. A tout à l’heure, notre fox-trott. Nous le bavarderons ! J’ai des tas de tuyaux à vous demander.
Le cavalier de Nicole attend, l’air agacé, n’osant rappeler sa présence.
Nicole, qui a fini avec Jean, se retourne et rit joyeusement :
— Yves, n’ayez pas cet air de catafalque ! Venez, pour vous remettre, flûter un peu de champagne… J’ai une soif !
Elle promène un bout de langue sur ses lèvres rouges à souhait ; et s’approche du buffet, après un dernier signe amical à Jean, un coup d’œil étonné sur Hélène, avec qui elle l’a vu causer.
— Vous avez raison, c’est une drôle de petite personne ! dit Hélène. Vous la recevez ainsi ?… Je ne croyais pas que ce fût l’usage en France.
— Ce n’était pas… Mais ça est maintenant… Les temps sont changés, comme on écrit en style de tragédie… Croyez bien qu’avec ces petites filles, tout se passe le plus honnêtement du monde. Nous nous montrons à la hauteur de la confiance flatteuse qu’elles — et leurs mères ! — nous témoignent. Avec Nicole, les rapports sont d’autant plus faciles, qu’elle n’est pas un brin flirt, plutôt garçonnière. Nous bavardons en camarades. « Deux copains », comme elle dit en ce langage qui exaspère maman.
Hélène a écouté, pensive. Pour toute réponse, elle répète, de son air de grande sœur, très sage :
— Jean, allez danser ! Sans quoi, votre mère m’en voudra… Je vais encore regarder un peu le coup d’œil…
— C’est cela ! Regardez, madame l’observatrice. Et ensuite, nous examinerons ensemble le fruit de vos réflexions.
Hélène est seule. Elle ne connaît personne.
Mme Dautheray est bien trop occupée pour avoir pensé à la présenter. M. Desmoutières est au bridge. Elle doit se suffire à elle-même. Mais elle ne s’ennuie jamais, surtout quand elle a matière à étude. Seulement, sa présence lui apparaît, soudain, d’une ironie un peu comique, parmi ces heureux selon le siècle, qui jouissent de tout ce qui lui a été refusé, luxe, amour, sécurité, bonheur. Que fait-elle ici, l’humble travailleuse, la modeste écrivassière !… L’ombre d’un sourire moqueur — à son adresse ! erre, une seconde, sur sa bouche.
Mais, après tout, elle a été invitée pour pouvoir conseiller, en connaissance de cause ; et elle a accepté dans ce but. Donc, à elle, de remplir sa mission.
Abritée par les replis d’une portière, elle peut, en toute liberté, contempler une dernière fois le spectacle qui est vraiment joli. Le cadre est d’une somptuosité harmonieuse et artistique, où évoluent tous ces jeunes. L’élément féminin est, en l’ensemble, habillé à ravir ; et les couples exécutent, avec une correction irréprochable, les pas de l’habanera, sœur bien élevée du tango. Encore que d’aucuns affirment que, justement, les pas les plus « osés » y figurent…
Qui Jean a-t-il choisi comme danseuse ?
Les yeux d’Hélène cherchent ; et dans la foule des groupes qu’entraîne la grisante musique des tziganes, elle voit émerger la haute stature de Jean. Tout près de son visage, une tête brune qu’il domine, vers laquelle il se penche un peu… Tout de suite, en premier, il est allé à Sabine de Champtereux.
Quel joli couple, ils forment ! et quelle harmonie dans leurs mouvements ; si naturellement dociles au rythme des sons, qu’à l’encontre de la plupart des autres danseurs, ils peuvent causer ainsi qu’en une simple promenade cadencée… Et ils causent !…
Leurs personnalités morales ont-elles rencontré le même unisson ?
Très nette, Hélène a conscience qu’elle en doute !
Que Jean épouse Sabine de Champtereux, certes, il trouvera en elle l’amoureuse que trahit le regard, inconsciemment prometteur, le sourire de la belle bouche sensuelle faite pour le baiser. Mais quel mélange, sur ce visage, de volonté, d’amertume dédaigneuse et passionnée !
Sûrement aussi, elle sera la mondaine de haute allure dont un mari peut être fier… Et jaloux également. Car elle se révèle femme à vouloir goûter l’encens dû à sa beauté.
Or, jamais Jean n’acceptera le rôle de « mari de la reine ». Et puis, sous son apparence légère et gamine, c’est un tendre. Et à sa femme, il ne demandera pas seulement le plaisir violent qui laisse un goût de cendre…
Hélène songe… songe… L’orchestre, un instant, s’est tu, sans même, qu’elle s’en aperçoive ; puis, a repris une danse nouvelle. Et voici que, encore une fois, elle voit passer Jean. C’est Madeleine de Serves que son bras enveloppe. Elle se laisse conduire, naïve et radieuse ; très correcte toujours, presque timide. Lui ne parle pas. La conversation ne le tente plus, avec cette enfant qu’il ignore…
— Comme vous êtes absorbée dans les délices de la contemplation madame. J’ose à peine vous en arracher pour vous présenter mes hommages…
Elle tourne un peu la tête et voit Raymond Barcane qui s’incline, respectueux, attendant qu’elle-même lui offre la main.
— Vous devinez à merveille… Oui, mes instincts d’observatrice trouvent ici satisfaction… Et les vôtres aussi, avouez.
— Oh ! moi, je suis un vieux blasé ! L’inconnu, seul, m’intéresse… C’est pourquoi, parce que nous sommes des amis de fraîche date, je me sens très curieux, madame, à votre égard… Il y a, entre autres, une petite chose que je voudrais bien savoir…
Derrière le lorgnon, ses yeux luisent.
— Quoi donc ? questionne-t-elle, surprise.
— Est-ce que vous avez suivi mon conseil et pensé au scénario que je vous avais engagée à esquisser, le jour où nous discutâmes certain cas de conscience, en attendant mon père… Vous souvenez-vous ?
— Oui, je me souviens…
— Et…? insiste-t-il, intrigué par le sourire qui a passé sur la bouche expressive.
— Et vous allez vous moquer si je vous avoue que j’ai cédé à la tentation d’essayer !
— Vraiment ?… Vous avez fait cela ?
— Oui, j’ai eu cette audace ! dit-elle rieuse ; vous m’avez mise en goût ; et j’ai découvert que ce travail, nouveau pour moi, était passionnant !
Il la regarde, curieux, et retombe sous le charme ; mais un charme où il entre le minimum d’alliage.
— Savez-vous, madame, que vous me donnez un très vif désir de connaître votre essai, comme vous dites. Cela vous ennuierait de me le montrer ?
— Cela, surtout, m’intimiderait extrêmement ! Mon œuvre ne vaudrait pas, à coup sûr, les instants que vous perdriez à me lire. D’ailleurs, ma pièce…
Elle prononce le mot avec une emphase moqueuse.
— … ma pièce n’est que commencée, parce que j’ai beaucoup d’autres choses à faire, plus importantes que mes élucubrations d’auteur dramatique (!) auxquelles je ne puis accorder que de rares loisirs… Mais je ne m’imaginais pas quel plaisir intense, c’est de donner la vie à des enfants nés du cerveau !
— Ah ! ah ! vous voilà séduite par la fièvre créatrice ! réplique-t-il de sa voix mordante. Je ne serais pas du tout étonné que vos bonshommes se tiennent très bien debout !… Peut-être, vous êtes douée pour le théâtre… Que sait-on jamais !… Quand vous aurez fini votre œuvre, il faudra, en toute simplicité, me la communiquer… D’autant que, pour ma part aussi, j’ai été tenté par le sujet en question… Je serais curieux de voir ce que vous en avez tiré… De nos idées communes ou combinées, il pourrait peut-être sortir une pièce en collaboration !…
Évidemment, si Hélène était laide ou vieille — même très intelligente ! — jamais de semblables paroles ne seraient venues aux lèvres ou à la pensée de Raymond Barcane. Elle le regarde, stupéfaite.
— Vous vous jouez de moi !… Ce n’est pas très galant !
— Mais pas du tout !… Je vous adresse une proposition.
— Bien imprudente ! Car, enfin, si l’ambition me prenait et que je m’en souvienne, riposte-t-elle, malicieuse.
— Mais je compte bien que vous ne l’oublierez pas !
Il parle tranquillement. Cependant, au fond de lui-même, crie le regret que cette créature charmante soit, pour lui, le fruit défendu.
— Convenu ! alors… Et maintenant, je me sauve. Il est tard ! mon mioche doit penser que sa maman l’a abandonné… Je file bien vite.
— Déjà ?
— Il y a très longtemps que je suis ici. Au revoir. Et merci de votre trop flatteuse confiance en mon cerveau…
Ses yeux pastel n’ont jamais été plus lumineux.
Elle lui tend sa main dégantée. Il la porte à ses lèvres. Puis la laissant retomber, il répond d’un ton singulier :
— Au revoir, enfant heureuse… Madame, tous mes hommages.
Elle se glisse à travers les salons, vers la sortie ; après un rapide adieu à Mme Dautheray, tout occupée de ses hôtes. Jean ne la voit pas partir. De nouveau, il danse avec Sabine. La petite Madeleine tournoie, la mine contente. Les autres jeunes vierges également animées de sentiments divers.
Dehors, c’est un éblouissant crépuscule de juin dont le reflet dore les pelouses du parc. L’air chaud est devenu tiède et sent les roses qui foisonnent dans les massifs.
Avec allégresse, Hélène respire la brise fraîche. De cette réunion qu’elle redoutait un peu, elle repart le cœur plein d’espoirs, auxquels, à peine, elle ose croire… Et qu’elle doit à Jean, en somme…
La « saison » s’épanouit triomphalement à Trouville, vu l’approche de la « grande semaine ».
Dans la rue de Paris, Marise et Sabine de Champtereux font des courses, d’une allure flâneuse ; regardent les étalages, entrent dans les magasins pour voir les colifichets nouveaux, créés par la mode, ou les bibelots, hors de prix, qui les tentent et qu’elles marchandent, sans la moindre intention de les acheter.
Bien que les femmes, remarquées pour une raison ou une autre, foisonnent dans la courte rue, rafraîchie par le souffle de la mer, invisible, — les cabines, les tentes, les parasols, les promeneurs la cachent, — Marise et Sabine attirent invariablement l’attention des promeneurs qui les coudoient. Marise ressemble à un Watteau habillé au goût du vingtième siècle, et Sabine, dans sa très simple robe blanche, sous sa très simple capeline de paille, coûteux chef-d’œuvre d’une artiste en modes, Sabine est splendidement belle, avec un éclat de rose thé.
Marise soupire tout à coup :
— Sabine, ne trouvez-vous pas que nous avons assez arpenté ?… Allons goûter, voulez-vous ?… Je meurs de faim.
— Oui… Et après, si vous êtes reposée, nous pourrons suivre un peu la Corniche jusqu’au Calvaire. La vue doit y être merveilleuse par ce temps.
Et à pleines lèvres, elle aspire le souffle chaud, où erre la senteur marine.
Ici, une voix mâle prononce, avec une aisance respectueuse :
— Est-il permis d’arrêter les belles promeneuses ?
Marise, en observation devant une tunique de dentelle, lève le nez et sourit.
Devant elles, se découvrant, est le duc de Bresmes, qui s’incline profondément, puis, redressé, enveloppe Sabine d’une admiration à peine voilée.
— Comment ? Vous aussi, Bresmes, vous avez déserté Deauville, tantôt ?… Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Pour l’instant, je sors de la poste… Et vous ?
— Nous ?… Nous allons goûter !…
— Parfait !… Alors je m’invite et vous emmène, si vous me permettez…
— Sabine, vous permettez ?… Moi, j’acquiesce volontiers !
Sabine dit négligemment :
— Comme vous désirez, Marise ! Je vous suis où vous voudrez. Monsieur de Bresmes, la promenade à cheval a été agréable, ce matin ?
— Elle l’a été autant qu’elle le pouvait, vous ne la partageant pas, fait-il d’un accent de badinage où elle perçoit l’acuité d’un regret. Pourquoi n’avez-vous pas voulu monter ?
— J’avais le bain avec Jean Dautheray. Nous nous sommes couverts de gloire. Si incompétent que vous soyez en cette sorte de prouesses, vous n’auriez pu vous empêcher de nous admirer…
— Vous savez bien que je vous admire en tout, méchante !
La voix est devenue basse avec quelque chose d’ardent, qui transforme les paroles banales, bien qu’il ait parlé d’un ton léger.
Il est tout près d’elle, qui pénètre dans la pâtisserie dont il lui a ouvert la porte.
Elle l’a certainement entendu. Mais elle ne répond pas et passe de son allure souveraine.
La salle est comble. Innombrables visages de connaissance. Saluts, serrements de mains, dans le tumulte des papotages, des exclamations, des rires, le bruit des chaises remuées.
Le duc, malgré l’affluence, trouve vite le moyen d’installer ses deux compagnes et les fait servir à leur gré.
Marise, qui déguste un chocolat glacé, prie Sabine de lui passer l’assiette des gâteaux, regarde son amie pour la remercier et, toujours impulsive, s’exclame :
— Oh ! Sabine, c’est immoral, d’être belle comme vous l’êtes tantôt !… Vous incitez au péché… Il n’y a pas à dire. N’est-ce pas ? Bresmes.
— Si je disais « oui », je craindrais que Mlle de Champtereux ne prît mon aveu pour une hardiesse insolente. Mais tout bas, à vous, madame, je confie que je pense tout à fait comme vous… Moi, faible mortel qui ai le culte de la beauté…
— Tant pis pour vous, monsieur de Bresmes ! riposte Sabine avec son indéchiffrable sourire, tout en prenant quelques fraises dans sa coupe de fruits… Il est écrit : « Regardez s’il vous convient, mais n’approchez pas ! »
Il n’insiste pas et interroge :
— Irez-vous, ce soir, chez les de Myeules ?
— Je pense que ma mère le voudra. Mais nous avons aussi le grand concert du Casino, dont le programme est très beau. Cela fait beaucoup de plaisirs pour un seul soir…
— Vous n’êtes jamais fatiguée ! remarque le duc, coulant un regard enthousiasmé sur la peau veloutée. Cette jeunesse en fleur grise sa maturité. Pour bien des femmes, oubliées aujourd’hui, il a fait des folies. Mais aucune, peut-être, n’a plus violemment excité son désir que cette vierge savoureuse — et inaccessible — dont ses lèvres n’ont jamais frôlé que la main. Car pour lui, comme pour les autres, elle distille sa séduction à travers une réserve très provocante — qu’elle le veuille ou non.
Et ce n’est pas seulement de sa beauté qu’il est épris. Elle le charme par son allure de race, sa suprême élégance, sa grâce de mondaine raffinée… Quelle duchesse de Bresmes, elle ferait !… Lui, veuf depuis tant d’années, serait capable, à cause d’elle, de cette chose insensée, le mariage avec une femme de vingt ans plus jeune que lui… Il n’en a que trop conscience !…
Et cependant, tous trois dégustent, potinent, critiquent ou apprécient ; s’amusent des histoires de plage en circulation ; Marise, sans méchanceté, de sa manière gamine ; Sabine, indifférente ; le duc, avec un scepticisme nonchalant, un tour d’esprit régence et « mousse de champagne ». Aucun d’eux n’a le désir d’aliments plus substantiels dans la causerie, charmante à leur goût et odieuse pour des esprits plus difficiles à rassasier.
Ainsi, Henry de Lacroix qui, en connaissance de cause, reste dans son cabinet, à « potasser » ses études historiques, ou se promène avec Jean. Le duc, lui, a une mentalité de pur clubman que sa position sociale et la vie parisienne ont façonné, le conduisant tout voir : œuvres dramatiques, — les revues surtout lui agréent — expositions, ventes artistiques, concerts, où il somnole discrètement. En blasé, il lit — ou plutôt parcourt — les livres dont il faut pouvoir parler. Ce qui lui agrée, vraiment, ce sont les sports, qui lui ont conservé, la quarantaine venue, une svelte robustesse d’homme très jeune. Les rides sont discrètes, comme les stries blanches dans le blond fauve de la chevelure, coupée court. En vérité, il est toujours le beau François de Bresmes dont les succès, soutenus par une fortune princière, ont été légion et se poursuivent encore, tout à son gré.
Il n’a jamais su ni désiré, d’ailleurs, être plus. Il lui suffit d’être duc de Bresmes.
Pour le présent, il est tout à la jouissance du voisinage de Sabine, dont quelques gouttes de porto ont rendu l’éclat éblouissant.
Il demande :
— Demain matin, montons-nous à la ferme Marie-Antoinette prendre un chocolat ? Il y a de la brise, ces jours-ci… Un temps de galop sera exquis !
Il sait qu’elle adore le cheval autant que lui ; aussi bien en vertu d’un goût naturel que par la conscience d’être une superbe amazone.
Pourtant, elle répond légèrement :
— Si mon frère peut m’accompagner, volontiers…
Un pli barre le front de Bresmes. Ce n’est pas en tiers qu’il veut cette promenade. Marise vient à son secours.
— Sabine, demandez à Hugues d’offrir cette course équestre à son flirt, Edith Weldon, qui est aussi fervente écuyère que vous-même… Et sûrement, il viendra.
— C’est cela, je vais arranger la chose avec miss Weldon, accepte le duc enchanté.
Et il envoie à Marise un coup d’œil reconnaissant.
— … Demain, vers dix heures et demie, si cette heure vous convient, nous trottons vers Houlgate.
— C’est entendu, dit Sabine, qui se lève, estimant qu’elle a fait assez, ce jour-là, pour tenir en goût ce connaisseur dont l’hommage lui plaît.
— … Marise, venez-vous faire le tour que nous avions projeté ?
— Puis-je être des vôtres ? glisse Bresmes, debout.
— Non, nous avons des propos confidentiels à échanger, réplique-t-elle tranquillement, mais avec un si charmant sourire que Bresmes ne peut lui tenir rigueur malgré son âpre regret.
— Alors, à demain.
— Oui, à demain, si vous avez pu entraîner Hugues et Edith ! Je ne suis pas sûre de les rencontrer tantôt, c’est pourquoi je vous confie les négociations. Au revoir.
Il baise la main nue qui lui est abandonnée une seconde, tandis que Marise remet un frisson de poudre sur le bout de son nez, car, déclare-t-elle :
— Ce diable de porto me fait luire !
Nouveaux saluts, shake-hands, échange de propos rapides et de sourires avec les hôtes de la pâtisserie… Puis les deux jeunes femmes sont dehors, abandonnant le duc, déçu… Sabine, pour lui, est devenue une soif !
Qu’éprouverait-il, s’il surprenait le « ouf ! » qui s’échappe des belles lèvres, si discret que Marise ne le remarque même pas.
Alertes, toutes deux remontent la rue de Paris encombrée de flâneurs. Le souffle de la mer flotte plus frais. Elles traversent les rues étroites entre les villas fleuries et s’engagent, selon le vœu de Sabine, sur la route qui, en corniche, suit la côte. Le soleil irise la poussière blonde que soulève la brise. La mer, enfin apparue, est une nappe de satin idéalement bleue, ondulée par une imperceptible houle, sur laquelle glisse le bateau du Havre, qui revient, rapide comme un grand oiseau.
Marise s’est abritée sous son ombrelle. Mais Sabine, insouciante du soleil, marche de son pas de jeune déesse, offrant son visage au souffle plus vif monté de l’eau, couleur d’opale.
Marise lui jette un coup d’œil de malice.
— Sabine, vous êtes songeuse !… Vous pensez à votre admirateur…
— Mon admirateur ?…
— Oui, François de Bresmes. Vous n’allez pas me dire qu’il ne vous fait pas une cour… oh ! très correcte mais pressante ?… Il est amoureux fou de vous, le pauvre.
— Le pauvre ?… Pourquoi ?
— Parce que vous êtes plutôt fraîche avec lui !
— Vraiment ?… C’est votre impression ? Marise. Moi, je me trouve… très aimable.
— Vous n’êtes pas désagréable, bien entendu !… Et c’est très bien, à vous, de ne pas lui laisser espérer que vous couronnerez sa flamme…
Sabine ne répond pas. Elle regarde, sans le voir, le bateau du Havre, qui approche de la jetée des Anglais.
Marise dresse la tête.
— Sabine, vous ne pensez pas, sérieusement, que vous pourriez épouser un homme de son âge !
— Vous trouvez que j’aurais tort ?
— Il a au moins quarante-quatre ans !
— Oui, je pense aussi.
— Et vous, à peine plus de vingt !
Sabine a un ironique sourire.
— Précisez. J’en aurai vingt-quatre en octobre… Si je ne prends un parti radical, je vais arriver à coiffer sainte Catherine. Et j’aime autant pas !
Marise proteste.
— Si vous coiffez sainte Catherine, Sabine, c’est que vous l’aurez voulu. Vous n’avez que le choix, parmi votre cour…
— Ma cour !… Ah ! oui, j’en ai des courtisans !… Ils abondent plus que les épouseurs. Je suis une fille très difficile à placer ! Marise… Trop belle pour sa dot, — ceci établi, sans vaine modestie, — et de plus, trop exigeante, sur une foule de points. Il me faut trouver, à mon gré, l’homme, la fortune — une grosse fortune ! je connais mon appétit — et le nom. Je suis sans courage pour me mésallier… Or, les hommes riches de notre monde cherchent les grosses dots ; et avec ceux qui ne le sont pas… ou pas assez, le mariage m’est impossible…
Sabine s’arrête un peu ; ses prunelles veloutées contemplent la mer.
— Pourquoi, impossible ?
— Nous végéterions… et cela, aussi, est au-dessus de mes forces… Tenez, parmi les plus… enflammés, il y a, par exemple, Roger de Castillon, gentil, bonne naissance, mais qui ne peut m’offrir que la vie de garnison ; or, je ne prétends pas quitter Paris ! Et trente mille francs de rentes au plus ! Une misère… Il me faut déjà douze à quinze mille pour ma toilette… Et en pratiquant une sordide économie… Alors ?… Quoi ?… Roger est impossible, comme ses pareils, je ne veux pas d’une vie qui serait un enfer pour moi !
Marise a suivi, très attentive, les paroles de Sabine, écho de sa propre pensée. Elle dit tout haut, un peu hésitante :
— Il me semblait que vous auriez épousé Jean Dautheray.
Une ombre voile les yeux de la jeune fille.
— Oui, s’il avait voulu… Jean aurait été l’époux qui pouvait me plaire. C’est un garçon très chic à tous points de vue. Il lui manque le nom… Mais, en somme, il est tout à fait des nôtres par l’éducation, l’allure, les habitudes.
— Eh bien, alors ?…
Et les yeux de Marise cherchent ceux de son amie qu’elle ne rencontre pas. Ils ne quittent pas l’horizon. Mais la voix mordante, Sabine articule avec une ironie où il y a de l’amertume :
— Eh bien ! la difficulté est que Jean ne m’aime pas !… Tout bonnement, je le tente… Si j’étais quelque divette et non une Champtereux, les choses pourraient s’arranger… Telle que je suis, je l’effraie, je l’inquiète. Il y a en lui un atavisme bourgeois que son âme très moderne ne peut vaincre. Je ne constitue pas l’épouse qui a existé dans sa famille depuis des générations, l’épouse qu’inconsciemment, il cherche… Je sais très bien que je le grise… Mais quand la griserie se dissipe, quelque chose lui dit : « Non, ce n’est pas elle qu’il te faut… » Je déplais à sa mère, carrément… Et lui est trop habitué aux femmes de notre milieu pour ne pas comprendre l’existence qu’il me faut…
— Laquelle ?
Le visage de Sabine a une étrange expression :
— Je veux être adorée, encensée, gâtée, mettez même, comblée… Je veux pouvoir m’offrir tout ce qui me tente pour ma toilette, sans avoir souci du prix ; recevoir, de façon à faire envie, à être, dans ma sphère, une souveraine. Oh ! mon idéal n’a rien de transcendant. Je ne m’illusionne pas. Mais je suis ce que m’ont faite mon éducation et l’atmosphère de mon milieu… Je suis la vraie fille de mes parents : un joueur insouciant et audacieux, une mondaine infiniment élégante, tous deux pétris des qualités et des défauts de notre race… Je leur ressemble. C’est tout naturel !
De son pied chaussé de daim blanc, Sabine écrase la poussière de la route.
Marise écoute, très intéressée, autant que surprise. Jamais Sabine ne lui a ainsi dévoilé sa pensée. Il faut vraiment qu’elle traverse une de ces crises morales où, impérieux, jaillit le besoin de songer tout haut, comme pour mieux discerner la vérité…
Elles sont arrivées en haut de la corniche ; et, d’un même mouvement, s’assoient sur le banc qui domine l’immense horizon de ciel et de mer. Sabine, maintenant, reste silencieuse. Elle réfléchit, si absorbée, que Marise ose à peine questionner :
— Sabine, voulez-vous que je parle à Jean ?
La jeune fille tressaille et lève la tête.
— Parler à Jean ?… Oh ! Dieu ! non !… Vous ne savez donc pas combien je suis orgueilleuse ?… Et puis, ainsi, vous l’obligeriez à se décider… Et je suis certaine que, nonchalant comme il l’est, pour rester encore libre, il dirait « non »… Alors tout serait fini entre nous.
— Vous le regretteriez ?
— Ce mariage eût été, il me semble, ma chance de bonheur. Je crois vraiment, qu’ensemble, nous aurions pu connaître des jours très doux… Car je me sens fort capable d’être une épouse-amante qui ne laissera rien regretter ni désirer à l’homme qu’elle aura choisi. Dans mes aïeules, il y a eu de grandes amoureuses !… Ah ! Marise, vous qui avez épousé l’homme que vous aimiez, vous n’avez pas assez de jours pour en bénir la destinée !
— Oui, Henry m’adorait, reconnaît naïvement Marise… Et comme il a continué, même avec progrès, je lui pardonne d’être un peu trop sage… Il l’est pour nous deux ; et comme il me laisse bien gentiment vagabonder, — en tout bien, tout honneur… — notre situation est parfaite.
— Heureuse Marise ! Si vous saviez comme les difficultés matérielles, dont j’ai vu l’horreur, m’ont gratifiée d’une sagesse et d’une prudence de tabellion. Comme elles ont tué en moi le sentiment pur ! C’est en connaissance de cause que je n’écarte pas le duc… Quoique… Enfin ! Il faut être belle joueuse avec la vie !
Un silence. La brise soulève les cheveux légers des femmes et courbe, dans l’herbe, les fleurettes que frôlent des papillons affairés.
La bouche railleuse, des sonorités âpres dans sa voix qui s’applique au ton du badinage, Sabine reprend soudain :
— Marise, ne soyez pas scandalisée. Mais j’ai une intime impression…
— Qui est ?
— Je ne serai pas la femme de Jean… Mais peut-être, un jour, sa maîtresse… quand malgré nous, l’un et l’autre, nous serons tombés dans les pièges différents que nous prépare la destinée.
— Oh ! Sabine, quelle fâcheuse idée ! s’exclame Marise, qui ne peut discerner si son amie plaisante ou non.
— Très fâcheuse, en effet. C’est effrayant, cette conviction qui m’obsède, qu’en ce moment, mon avenir va se décider !… Et puis…
Elle change de ton.
— … Et puis, là-dessus, redescendons. Ne pensez-vous pas qu’il est l’heure de regagner Deauville ?
Docile, tout occupée de ce qu’elle vient d’entendre, Marise se lève et suit Sabine qui marche déjà, de son pas rythmé, le visage pensif.
Brusquement, la jeune fille tourne la tête vers sa compagne :
— Je ne sais pourquoi, je vous ai accablée, indiscrètement, du rôle de confidente… Vous ne me trahirez pas ?…
— Sûrement non, je ne vous trahirai pas, ma pauvre chère. Je vous plains bien trop pour cela !
— Bah ! Je ne suis pas tellement à plaindre à cette heure, puisque je peux encore choisir… Vous avez l’auto ?
— Oui, elle doit m’attendre à l’entrée du port. Si vous le souhaitez, je vous remettrai à Deauville en passant.
— Volontiers… Ou plutôt non !… J’irai avec vous jusqu’au manoir de Bénerville et je redescendrai la côte à pied. J’ai besoin de remuer. C’est ainsi que je réfléchis le mieux.
— Comme vous voudrez, ma chérie. Je suis navrée de vous voir préoccupée et de n’y pouvoir rien !
En quelques minutes, l’auto les a ramenées devant le splendide domaine des Dautheray dont Marise est l’hôte, actuellement. Juste comme elles échangent, sur la route, les mots d’adieu, venant de Villers, Jean apparaît en tenue de tennis. Près de lui, chemine Nicole, flanquée aussi de sa raquette, toute mince sous sa blouse flottante, des joues de rose fraîche épanouie, ses bras nus, dorés par le soleil.
Elle a une imperceptible moue à la vue de Sabine qu’elle n’aime pas. Et dès que les quatre promeneurs se sont rejoints, c’est rapidement qu’elle distribue ses bonjours ; puis mettant sa main brunie dans celle de Jean, elle finit, un amical sourire aux lèvres :
— A ce soir, au Casino, n’est-ce pas ? Jean, mon premier tango est pour vous…
Et sans plus s’attarder, elle poursuit sa route.
Jean demande alors :
— Vous revenez de Trouville ?
— Mon cher, vous ne le croirez peut-être pas, nous arrivons du Calvaire où nous sommes allées contempler la belle nature, explique Marise.
— Vrai ?… Mais alors vous devez être épuisées !
— Mais non ! nous avions pris des forces dans le succulent goûter que Bresmes nous a offert.
Un pli barre soudain le front de Jean dont les yeux s’arrêtent sur Sabine.
— Ah ! Le duc était avec vous ?… Il est donc toujours à votre suite maintenant !
Marise devine chez Jean une impatience jalouse. Et elle attise adroitement le feu.
— Pas à la mienne, mon ami… Mais à celle de Sabine dont il est féru… Ce qui ne peut vous étonner !…
— Non !… Ce qui m’étonne plus, c’est que Mlle de Champtereux ne trouve pas insipide d’être courtisée par un vieux beau.
Sabine le regarde de ses yeux mystérieux où a passé un éclair et prononce légèrement :
— Je trouve M. de Bresmes très agréable et ne pense guère à son âge qui m’est indifférent. Au revoir… Je rentre.
Jean piafferait volontiers. Mais il reste très calme d’apparence et réplique seulement, la voix ironique, à Sabine, prête à partir :
— Après tout, il y a des goûts inexplicables. Vous allez ce soir au concert du Casino ?
— Je ne sais encore…
— Alors, sûrement, à demain matin, au bain !
— Non, je monte avec M. de Bresmes.
— Ah !…
Il n’ajoute rien et ouvre la grille devant Marise qui a serré la main de son amie et, discrète, s’enfonce dans l’allée ombreuse, amenant au château dont se profilent les terrasses enguirlandées de géraniums.
Les jeunes gens sont seuls une seconde. Le masque froid de Jean tombe aussitôt ; et tout ensemble, suppliant et impérieux, il demande, une ardente caresse dans le regard :
— Vous viendrez ce soir, Sabine. Je suis affamé de vous ! Depuis ce matin, je ne vous ai pas vue. Promettez que vous viendrez !
Elle secoue la tête, railleuse :
— Mais non, je ne promets rien du tout. Votre besoin de ma présence me paraît bien relatif. Pour le supporter, vous avez Nicole, le tennis, votre camarade de Lacroix et, en plus, la légion de vos belles amies étrangères… Vous êtes trop exigeant !
Il l’a écoutée sans presque entendre ses paroles, grisé par la vie palpitante de ce visage frais comme un beau fruit dont ses lèvres sont avides. Mais de la voir si maîtresse d’elle-même, il s’exaspère.
— Sabine, vous êtes bien coquette, ce soir ! C’est l’influence de votre succès auprès de votre vieil admirateur ?
— C’est du duc de Bresmes que vous parlez ? Personne ne le croirait en vous entendant… Il a l’air si jeune… C’est, d’ailleurs, l’impression qu’il me fait, comme à tout le monde…
— Il paraît que je ne suis pas « tout le monde ».
Elle et lui, une seconde, se regardent, tels deux adversaires. Dans ses yeux à elle, il y a du défi. Dans ceux de Jean, une sorte de colère, — une colère de mâle jaloux… Mais l’expression de révolte hautaine va si merveilleusement à Sabine, que l’admiration de l’artiste apaise en lui le ressentiment de l’homme ; il se met à rire, avec sa gaieté séduisante.
— Sabine, ma nerveuse Sabine, nous nous disputons comme deux gosses !… Mettons que vous trouvez Bresmes juvénile et ne parlons plus de lui… Vous allez être adorable ; et demain matin, c’est tous les deux, que nous monterons à Marie-Antoinette.
Mais elle secoue la tête, son visage, gardien jaloux de son intimité, sourit à peine… Une expression de volonté presque dure souligne sa bouche.
— Mais non, Jean… Je ne décommanderai pas le duc… Cette promenade avec lui m’amuse, car il est un cavalier… rare !… Un autre matin, nous galoperons, vous et moi !… Peut-être, à ce soir, après tout !
Il ne peut insister. Sur la route, à quelques pas d’eux, a surgi Henry de Lacroix, qui rentre de promenade ; et les saluts échangés, Jean doit suivre son camarade, dans l’allée où a disparu Marise.
Sabine, alors, descend la route vers Deauville. Elle sait qu’elle a réussi à mettre la fièvre dans l’être jeune de Jean ; que ce soir, quand elle va le retrouver au Casino, — car, pas une seconde, elle n’a pensé qu’il en serait autrement… — il sera… comme elle voudrait, toujours, le voir près d’elle… Peu à peu, va-t-elle l’amener à des paroles décisives ?… La jalousie est un fort stimulant !…
Une buée humide, soudain, ternit l’éclat de ses prunelles où passent des lueurs d’orage. Jean a bien deviné : elle a les nerfs à vif… C’est que l’obsédante conviction l’étreint… Pour octobre, il faut qu’elle soit fiancée. Vivre plus longtemps dans l’imprécision de son avenir, lui devient intolérable. Elle est excédée de son existence actuelle qui lui donne l’impression d’avancer sur un sol mouvant ; lasse de l’atmosphère troublée qu’elle respire, entre un père et une mère comptant sur sa seule beauté pour l’établir, insouciants de l’avenir qu’ils lui créent ainsi, et incapables d’avoir d’autre soin que celui de leur personnelle satisfaction. Sur ce point seulement, ils s’entendent. Pour les autres, ils sont aussi séparés que des étrangers à une table d’hôte, et se reconnaissent l’un à l’autre, le droit absolu de vivre à leur guise. Ce dont ils usent à un point que Sabine ne veut pas mesurer. Son frère leur ressemble… Oh ! combien !… Odieusement gâté, riche de folies, très séduisant, il est aujourd’hui mûr pour le somptueux mariage avec étrangère ; et il y a toute chance pour qu’il reparte de Deauville, fiancé à la richissime Edith Weldon, qui fera une suffisante marquise de Champtereux… Si ce n’est celle-là, ce sera une autre, sûrement ; sa haute mine n’a qu’à choisir.
A elle, Sabine, d’être aussi habile que lui !… Mais, il y a en sa nature un orgueil égal à son besoin de luxe ; ce qui lui rend le succès plus difficile. Elle dédaigne les roueries diplomatiques et ne s’abaissera jamais, par exemple, jusqu’à se faire compromettre pour amener l’admirateur très fortuné à l’obligation morale du mariage…
A cette heure, deux hommes pourraient lui apporter l’avenir qu’elle veut. Jean, qui lui plaît… beaucoup !… Le duc de Bresmes qui a son titre, une fortune seigneuriale — et quarante-quatre ans !… Dans peu de temps, il sera un vieil homme et elle, une femme dans la splendeur de ses trente ans. Qu’arrivera-t-il alors ?… Bien clairement, Sabine en a conscience et n’est pas effarouchée.
Dans le monde où elle a toujours vécu, — celui de sa mère… — presque toutes les femmes, avec la désinvolture de leurs aïeules, au siècle de la Régence, prennent, pour peu qu’elles le souhaitent, le consolateur qui les dédommagera du mari indifférent, détesté ou volage.
Et Sabine, avec une sorte de résolution désespérée, se prend à murmurer, arrivant à la grille de sa villa :
— Bah ! Je ferai comme les autres, si je ne puis avoir le bonheur que j’aurais voulu ! Que Jean ne se décide pas, avant notre départ de Deauville, et je serai duchesse de Bresmes, hélas !
QUELQUES LETTRES
« Mon amie Hélène, si vous voyiez la mer ce matin, — une frémissante écharpe de soie bleu tendre, striée d’argent, — vous en seriez, je suis sûr, aussi éprise que moi-même ; et sous l’ombre odorante de notre sapinière, admiratifs, nous la contemplerions, tout en devisant, comme nous le faisions ce printemps, dans votre living-room, où les minutes coulent si vite…
« C’est incroyable, Hélène, comme ces causeries me manquent ! Si vous n’étiez tellement loin, là-bas, en Alsace, où je n’ose aller vous déranger, j’aurais déjà pris le train plus d’une fois pour vous faire un brin de visite.
« Mais, voilà, vous êtes loin… Et bon gré, mal gré, il me faut être discret.
« Il y aurait bien une combinaison pour nous rapprocher… Je vous la soumets, parce que sa réalisation me serait un extrême plaisir !… Mais je me méfie de votre sagesse raisonneuse… Ce serait que vous acceptiez, bien gentiment, l’hospitalité de mère, à Bénerville, et veniez nous voir avec Bobby, que la plage rendrait royalement heureux ! Pour vous tenter, faut-il vous rappeler que nous touchons à la « grande semaine » et que votre curiosité d’analyste trouverait matière dans les personnages de toute sorte qui gravitent autour de nous ; au manoir même, et plus encore, dans Deauville…
« Est-ce que je réussis à vous mettre un peu en goût ?… Venez ! Hélène. Ce serait délicieux de vous avoir, de causer de tout et de rien avec vous !… J’ai lu un tas de choses, très intéressantes pour des raisons diverses ; et je n’en ouvre pas la bouche, ne trouvant pas de confrères en l’espèce. Il faudrait vous, ma lettrée petite amie, pour discuter certains de ces bouquins. Venez et ainsi j’apprendrai ce qu’il en est de votre vie dont je ne sais plus rien. Ce qui me paraît mélancolique… Il me semble que nous sommes brouillés. Que devenez-vous ? Où en êtes-vous de vos travaux littéraires ? La pièce avance-t-elle ? J’espère bien que Barcane ne vous relance pas. Cet individu illustre est ma bête noire, à votre endroit. Vous lui plaisez trop. C’est déplorable !
« Voilà bien des questions. Et, malgré la distance, je vous entends riposter par une autre que répètent vos yeux moqueurs, madame :
« — Eh bien ! où en est votre mariage ?
« Hélène, je commence à croire que je finirai dans la peau d’un vieux garçon, comme mon oncle Desmoutières. Est-ce de l’atavisme ? Et pourtant je ne puis m’illusionner. Le cercle se resserre autour de moi. Sans doute, je jouis de mon reste. Il est évident que je ne pourrai toujours répondre aux propositions qui pleuvent, hélas ! par de vagues : « Hem ! hem ! j’y penserai. » Un de ces matins, je me réveillerai, emprisonné pour le reste de mon existence, avec une jeune personne que je n’aurai peut-être pas choisie du tout, mais dont m’auront encombré le hasard, la destinée, la volonté tenace de ma chère mère.
« Des fiancées possibles ? Plus que jamais j’en rencontre ici. Grâce à la pleine liberté de la villégiature, elles évoluent à souhait dans mon orbite. J’en vois, oh ! combien ! au tennis, au Casino, dans le monde ou les « thés » dansants et non dansants, les garden parties qui pullulent. Il y en a, certes, de gentilles, même de charmantes, et, en particulier, la colonie étrangère est richement pourvue. Je n’aurais vraiment qu’à jouer le personnage d’Assuérus, en quête d’épouse, parmi ces jolies filles qui ont des visages en fleur et des cœurs plus ou moins fanés. Elles ne s’effarouchent de rien et, par suite, sont souvent très amusantes, voire même « suggestives ». Au demeurant, pour la plupart, je veux le croire, d’honnêtes petites vierges — ou demi-vierges — qui jouent innocemment (?) de ce qu’elles promettent et ne donnent pas.
« Ne croyez pas, je vous prie, que je me trompe sur les motifs de la faveur dont je jouis. Je suis le « fils du Val d’Or ». Telle est ma principale valeur. Autrement, je rentrerais dans la foule des jeunes hommes à marier ; coté ni plus ni moins à la faveur de mes minces mérites et des engouements féminins. Cela est la vérité.
« Au fond, elles m’épouvantent, toutes ces petites, par leur inconnu. Il est d’autres milieux où je fréquente, avec la parfaite connaissance des personnalités féminines que j’y rencontre. Dans le domaine des jeunes filles, destinées à devenir nos épouses, je suis un voyageur s’aventurant sur une terre ignorée. Au moment où, normalement, je devais apprendre à les connaître, je suis parti à la guerre et j’ai vécu quatre ans avec des poilus. Je reviens et je vois fourmiller autour de moi de jeunes créatures qui m’apparaissent tout à fait différentes de celles avec qui je bostonnais dans la région de mes vingt ans… D’abord, un certain nombre ont été infirmières ; ainsi, ont appris… beaucoup de choses dont leurs aînées n’avaient pas la révélation, et la plupart ont pris des allures de femme avant la lettre. En vérité, elles sont déconcertantes !
« Soit, je suis difficile à satisfaire. Mais vous n’avez pas le droit de m’en gronder, car c’est votre faute. Parfaitement ! madame. A causer avec vous, j’ai connu le charme que peut avoir le commerce d’une intelligence féminine ouverte à tous les horizons, et ce charme je voudrais le trouver auprès de ma femme. Comme je lui voudrais un cœur délicat, généreux, chaudement tendre, ainsi qu’est le vôtre…
« Ne froncez pas vos sourcils, mon amie. Je me sauve en vous répétant : Soyez très bonne !… Quittez un peu l’Alsace pour Deauville… et pour votre vieux camarade Jean qui vous baise les mains très affectueusement. »
Hélène à Jean.
« Alors, vous aussi, Jean, vous faites de la psychologie ?… Vous m’engagez à venir observer dans Deauville… Grâce à vous, je vois à merveille le jeune monde au milieu duquel vous vous mouvez, insaisissable, les oreilles bourdonnantes du refrain de votre mère : « Il faut marier Jean ! »
« Mon ami, comme vous, j’écarte le choix dans la colonie étrangère. Pour la vie à deux, hérissée de difficultés — vous n’allez pas me trouver encourageante ! — il n’est pas trop de mentalités de même race. Donc, contentez-vous de flirter avec les jolies Espagnoles, Américaines, Anglaises, sauf coup de foudre justifié… Mais, pour les épousailles, cherchez parmi « les nôtres ». Il est invraisemblable que vous ne découvriez pas le trésor rêvé… Je croyais que, près de vous, étaient les trois bonnes premières dans votre course vers le bonheur conjugal ; et vous ne me parlez ni de Sabine, ni de Madeleine, ni de Nicole… Sont-elles maintenant hors de cause ? Vite, renseignez votre amie qui, si grande envie qu’elle en ait, ne peut aller vous interviewer.
« Certes, oui, cela m’aurait amusée fort de contempler la brillante comédie dont vous m’offrez si amicalement d’aller voir le spectacle !… Et je vous en remercie, avec le meilleur de mon affection. Mais aussi, comme cela m’aurait effarouchée de me trouver mêlée à ces superbes personnages qui n’ont rien de commun avec l’humble créature que je suis… Imaginez-vous mes pauvres petites robes voisinant avec les belles toilettes venues de chez les sommités du genre !… Tout de même, je suis femme, malgré mon détachement des vanités de ce monde ! Chacune à sa place.
« La mienne, pour l’instant, est en Alsace, près d’une vieille femme exquise et de mon boy qui a de bonnes grosses joues de pomme d’api…
« Moi aussi, je prends une mine de villageoise que je considère avec ravissement… Pour un instant, je me laisse vivre, et c’est bon !… J’ai d’incomparables flâneries, sous bois, ou simplement dans notre jardin, à l’ombre d’un grand acacia. Là aussi, je rumine mes élucubrations littéraires ; puis, je griffonne éperdument quand la méditation a été fructueuse… Ma « pièce » est presque terminée. De moins en moins, je me sens le courage de la soumettre à Barcane, bien qu’il m’ait envoyé le plus joli billet du monde pour me demander où j’en étais de ce travail dont il est curieux, je ne sais pourquoi.
« Ne prenez pas cet air fâché, mon sévère ami. J’ai répondu par quelques lignes vagues au sujet de « notre pièce », comme il dit, sans que j’aie découvert une raison à ce possessif. Et nous en sommes restés là.
« De Dubore, pour mes croquis américains, aucune réponse encore. J’estime que c’est plutôt mauvais signe. N’est-ce pas votre avis ? Ce résultat négatif et probable ne m’étonnera pas. Le contraire me surprendrait bien davantage. Mais rien ne m’arrête dans mes essais qui, peu à peu, deviendront, j’espère, mieux que des essais. Ne vous moquez pas de moi ; en mon for intérieur, je me réconforte avec la devise célèbre que je me mêle de faire mienne : « Le temps et moi ! »
« Et puis, après tout, mon travail m’est une telle jouissance que cela suffira toujours pour que je ne l’abandonne pas — malgré les échecs !
« Voilà tout ce que vous vouliez savoir ? Alors, mon cher grand, écrivez-moi bien vite si l’« étoile » cherchée luit enfin à votre horizon. Je désire si fort votre bonheur que je suis gourmande de tous les détails qui le feraient pressentir. Comme ce matin, j’emporterai votre lettre, pour la relire et la méditer, dans un sous-bois qui ravirait l’artiste que vous êtes. Car, si je n’ai pas la mer, en revanche, je possède la forêt. C’était près de notre pauvre scierie brûlée, entre les beaux fûts violets des sapins qui embaument, tout comme les vôtres ; à mes pieds bondissait le ruisselet, jadis aliment limpide de la scierie ; Bobby s’amusait ardemment tout seul. Quel bon instant de causerie, nous aurions pu avoir, dans cette paix divine ! Je vous envoie mon regret d’en avoir été privée et suis toute vôtre, de loin comme de près. Votre vieille amie. H. »
Jean à Hélène.
« Vraiment, Hélène, vous n’êtes pas horripilée de me voir ressembler à l’âne de Buridan ? Vous voulez bien ne pas dédaigner ma lamentable situation de garçon à marier ?… Je l’ai toujours pensé, chère, que vous étiez l’amie par excellence, celle que nulle ne peut remplacer. Alors, écoutez et jugez.
« Oui, les trois candidates principales à l’honneur de devenir Mme Jean Dautheray sont dans notre proche voisinage : Nicole, à Blonville ; Madeleine de Serves, à Villers ; Sabine, à Deauville. Aussi, surexcité par le péril, mon esprit fait en leur honneur, c’est vrai, une dépense de psychologie dont je me serais cru incapable.
Liquidons d’abord le cas de la petite Madeleine. Sa mère et la mienne sont devenues amies intimes. Cœur à cœur, elles se lamentent sur la vie chère, les domestiques, etc., et entre temps, témoignent le désir violent qui les anime d’établir au mieux leur progéniture ; c’est-à-dire jugent que « Jean et Madeleine » constitueraient le couple de leurs rêves… Aussi, Dieu sait que leurs soins nous réunissent autant qu’il est en leur pouvoir !… Mais ce pouvoir est restreint par mon manque d’enthousiasme.
« Je reconnais d’ailleurs que Madeleine a le cœur enfantin et charmant, pétri de candide bonté… Mais le cerveau !… Que son développement est donc rudimentaire ! Et de par les soins de sa mère qui s’est acharnée à réaliser, en elle, son idéal de la jeune fille bien élevée, ne devant savoir rien de la vie réelle avant que son mari l’en instruise.
« Intellectuellement, elle n’existe pas. Elle ne lit que des œuvres puériles, écrites à l’intention des jeunes personnes ; plus des pages choisies d’auteurs très sérieux auxquelles, en général, elle ne comprend goutte et qu’elle engloutit docilement, parce que ses éducateurs les lui imposent.
« Vous entrevoyez, dites, Hélène, ce que peut être sa jeune pensée qui a pour aliments les papotages mondains entendus dans le salon de sa mère et autres ; plus les niaiseries de pensionnaires que lui débitent ses amies.
« Elle est encore petite fille jusque dans les moelles. Au tennis, elle s’amuse autant qu’une mioche, ravie ou dépitée par le sort des parties. Elle danse… comme vous l’avez vu au « thé » de mère. Dès que je lui adresse la parole, — car je suis poliment gentil, genre neutre !… — sa fraîche figure prend une expression confuse et extasiée qui me touche et suscite en moi une âme fraternelle. Je suis ravi de la rendre heureuse et d’entendre le rire juvénile qui doit être, j’imagine, celui des novices, aux récréations du couvent.
« Oh ! Hélène, que je m’ennuierais vite près d’elle !
« Nicole est autrement drôle, avec son parler pittoresque. Nous sommes tout à fait bons amis. Elle m’appelle familièrement : « Mon petit Jean », et a, tout de suite, exigé que, en retour, je lui donne du « Nicole » sans aucune cérémonie. Nous pratiquons ensemble tous les sports. A l’heure du bain, nous faisons des « pleine eau » qui nous ont rendus des célébrités sur la plage. Elle est délicieuse, dans le maillot noir qui moule son jeune corps, ses cheveux d’or roux, perlés de gouttes d’eau, moussant sous son madras. Nous jouons au golf, elle y est d’une adresse rare ; au tennis ; nous pédalons de concert ; nous allons à la pêche où elle barbotte, sa jupe retroussée si haut qu’elle la peut monter, insouciante de montrer ses jambes de petite nymphe, qui ont l’air modelées dans l’ivoire…
« Nous sommes des camarades, pas autre chose. Et je sais pourquoi maintenant.
« Tout à coup, comme nous revenions en tête-à-tête d’une course pédestre, cette fois à Houlgate, elle m’a demandé si je ne connaîtrais pas quelque poste avantageux pour un garçon très intelligent. Ahuri de la question, j’ai sollicité discrètement d’indispensables clartés.
« Alors, de sa manière spontanée, elle s’est expliquée. Elle a, au cœur, la pensée d’un ami d’enfance, bien loin d’être fortuné comme elle, qui bataille contre le sort, en Amérique, pour la conquérir… Du moins, elle le croit fermement, et elle m’a confié :
« — Jusqu’à ce qu’il revienne et que je sache quel peut être l’avenir pour nous, je refuserai tous les partis qui me sont offerts ! Je l’ai déclaré à mes auteurs qui fulminent ; du moins, le paternel. Mère se contente de hausser les épaules et me laisse libre, comme toujours, mais en me répétant :
« — Tu verras toi-même la folie de ton idée.
« Sans me laisser le loisir de placer mon avis, elle a continué :
« — Jean, vous avez été adorable de ne pas me cramponner pour m’épouser, de ne pas même me faire la cour, ce que j’exècre. Je ne l’oublierai pas et je vous aimerai toujours bien… Si je n’avais pas déjà choisi Hubert, je crois que je vous aurais pris, parce que vous êtes vraiment très gentil !
« Ici je m’incline.
« — Mais lui, il y a si longtemps que je le connais… Tout petits, nous avons fait tant de sottises ensemble… Bien plus que, sûrement, vous n’en avez certes sur la conscience… pour cette période de votre vie, parce que vous étiez un petit garçon très bien élevé, que votre maman surveillait de près… Aujourd’hui, elle est encore tout à fait mère poule à votre égard…
« Si maman l’entendait… Je me sens ridicule devant cette gamine qui me jette ces confidences, en trottant près de moi de son pas de jeune Diane, battant de sa canne de promenade, les hautes herbes qu’elle frôle au passage. Je crois que c’est pour elle une joie de parler de son Hubert, car elle poursuit :
« — Il n’avait qu’un père qui ne s’occupait pas de lui et se ruinait en s’amusant. Alors, vous devinez le résultat !… Il n’a rien, à peu près, que son intelligence, son audace et sa volonté. C’est tout ce qu’il me faut !… Le reste, je m’en f… J’étais prête à l’épouser, n’eût-il en sa possession que ce qu’il a sur le dos… Mais vous concevez l’opinion de la famille ?
« Je conçois ; et je trouve Nicole une créature charmante en sa tendre résolution. Si je n’étais « trop gentil » pour détourner le bien de mon prochain, je crois bien, Hélène, que j’essaierais d’enlever à Hubert, sa fidèle amie. Croiriez-vous qu’une seconde, j’en ai été tenté ? Nicole m’attirait furieusement. Soudain, j’ai demandé :
« — Il y a longtemps qu’il est parti à l’étranger, cet Hubert ?
« — Après l’armistice seulement… Avant, il s’était battu en héros !
« — Et il reviendra bientôt ?
« Elle a un geste d’ignorance :
« — Ah ! je ne sais pas !… Il ne prétend pas venir me chercher avant d’avoir trouvé son chemin vers la fortune… C’est très noble d’être fier comme cela, mais c’est stupide ! Pourquoi, en toute simplicité, ne partage-t-il pas mon idée…
« — C’est-à-dire ?…
« — Je vous l’ai, je crois, confiée déjà. C’est que les individus très rentés doivent épouser ceux qui ne le sont pas. Croyez-moi, Jean, et faites comme moi. Et puis, soyez un amour de garçon et découvrez-moi, à Paris, une belle situation pour Hubert…
« — Il le désire ?
« — Moi, je le désire… Lui, j’ignore. Nous ne soulevons jamais cette question inutile. J’espère qu’il m’est demeuré fidèle. Mais, avec les hommes, on ne sait jamais… En tout cas, je veux, surtout en ce moment, lui laisser toute sa liberté d’action et de décision !…
« Cette petite est la sagesse même, ne trouvez-vous pas ? Hélène. Pourquoi, diable ! faut-il qu’elle soit férue ainsi de son Hubert ? Elle me mettait en goût ; d’autant que le physique était à l’avenant du moral. Le vent de mer fouettait de rose sa mince figure, auréolée par les cheveux d’or roux qu’éparpillait la forte brise… L’expression sérieuse du regard, de la bouche, faisait une créature nouvelle de la gamine garçonnière…
« J’ai interrogé encore, non sans intérêt :
« — Vous avez souvent des nouvelles de votre ami ?
« — Non !… Autant que moi, il déteste écrire. Nous sommes des gens d’action, pas du tout des intellectuels…
« — Vous vous calomniez ! Nicole.
« — Bien entendu, mon petit Jean, je n’ai pas la prétention d’être une oie stupide qui n’ouvre jamais un bouquin. Très volontiers, au contraire, je fourrage dans les bibliothèques… Mais la vie est tellement plus amusante que les livres… Plus encore que n’importe quel sport !
« Ici, notre conversation a dû être interrompue, car nous étions devant le home de ma jeune compagne.
« Et de même va l’être — interrompu — et il en est plus que temps, le volume que je viens de vous griffonner et dont je suis confus. Vous avez voulu des détails, ma précieuse et chère confidente… Vous en possédez maintenant à demander grâce, avouez-le… Je m’excuse, et laissez-moi vous le dire, je vous aime tout fraternellement.
« Yours for ever. — J. »
Jean à Hélène.
« Ainsi, vous n’avez pas jeté mon bavardage au panier ! Et vous y avez répondu par une lettre délicieuse, où j’ai trouvé votre cœur et votre pensée, amalgamés à mon usage.
« Vous regrettez Nicole pour moi !… Peut-être avez-vous raison… Je n’en suis pas certain ; et quoi que vous en disiez, je me sens incapable d’éveiller l’esprit de Madeleine, captif, dans les limbes où l’ont enfermé les intentions estimables et absurdes de sa mère. Ce rôle d’initiateur ne me tente pas !
« Vous avez mis un grand point d’interrogation auprès du nom de Sabine. Pourquoi je ne vous ai pas parlé d’elle ?… Pour de multiples raisons, dues à l’intuition et au simple raisonnement…
« Oui, elle est toujours à Deauville… Elle y est courtisée de très près par un beau cavalier mûrissant, le duc de Bresmes, dont elle accueille les hommages aussi volontiers, plus même, que ceux de la phalange des jeunes hommes qui lui constituent une véritable cour. Évidemment, elle jouit de cette admiration de haut prix. Et cependant… Au fond, tout au fond de ses prunelles, en même temps qu’une flamme de triomphe, il y a, parfois, tant de dédain et d’amertume… Quelle partie joue-t-elle obscurément que j’ai peur de deviner ?… Ah ! si elle m’ouvrait une pensée, un cœur confiants, combien vite j’épouserais, je le sens ! Mais elle demeure le beau sphinx aux yeux d’amoureuse qui ne livre rien, jamais, de son rêve intime. Et elle me rend très pensif. Nous avons eu, à propos de Bresmes, quelques escarmouches un peu vives, parce qu’elle a refusé de l’écarter, comme je le lui demandais — sans y avoir aucun droit, c’est vrai.
« Après, d’ailleurs, elle a été charmeuse, comme elle sait l’être… D’où il est résulté une paix inoubliable et la reprise de notre flirt… qui nous conduira vers quelle rive ? En attendant, notre « réconciliation » a contribué fort, pour moi, à l’agrément de la « grande semaine » qui me laisse saturé de distractions mondaines.
« Ne me croyez pas, sur cette déclaration, plus sage que je ne suis… Vous le savez, la saturation résulte de l’usage excessif.
« Je voulais jouir de mon reste de liberté. Car, ce n’est pas seulement vers le mariage que je m’achemine piteusement ! A l’automne, je vais me résigner à passer dans le clan des hommes sérieux, lire des travailleurs. Ma résolution est prise, je me livre au Val d’Or. Donc, hélas ! aux affaires.
« Je dis « hélas ! » parce que les questions d’argent me sont odieuses. Mais où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute. Alors, force m’est bien de brouter dans les champs du Val d’Or. Puisqu’il le faut ! J’ai découvert que je le devais. Il y a eu en moi, réveil du vieil homme ; esclave, même malgré lui, même révolté, furieux de ce qui lui paraît exigé par la justice. Puisque le Val d’Or me fournit les capitaux auxquels je dois une existence ultra-capitonnée, il est strictement naturel que je lui donne une bonne part de mon temps et ne sois pas un égoïste jouisseur, quand un si grand nombre d’êtres s’usent pour me donner des millions. D’ailleurs, soyez bien sûre que je ne me laisserai pas englober par l’insipide tracas des affaires et me réserve des loisirs pour la peinture que j’adore de plus en plus… Ah ! si j’avais pu en faire ma carrière !
« Il est une personne qui n’approuve nullement ma future entrée dans le monde des capitalistes… Encore cependant que, vu le malaise dont souffrent toutes les fortunes, les gens les plus titrés ne dédaignent plus de se donner à l’industrie ; même au commerce, au grand commerce ! seul milieu où ils aient chance de réussir… Car lorsqu’ils dédaignent les hommes de loi, — des scribes ! — les médecins, avocats, etc., ils ressemblent fort au renard devant les raisins…
« Écoutez, Hélène, une conversation que nous eûmes, il y a deux jours, Sabine et moi, et qui m’a laissé plutôt songeur. Une fois de plus, les dissonances, entre nos deux mentalités, se sont manifestées. J’en suis resté un peu congelé. Nous prenions le thé, en tête-à-tête, sur les hauteurs d’Houlgate. Je ne me rappelle plus quel hasard m’avait amené à une allusion sur mes futurs projets de vie occupée.
« Une expression étonnée, presque dédaigneuse, a passé, telle une ombre, sur le beau visage qui me faisait face. Sabine s’est redressée un peu, du fauteuil où elle s’adossait nonchalamment.
« — Devenir un homme de chiffres ? J’espère bien que vous ne ferez rien de pareil, puisque la nécessité ne vous y oblige pas.
« — C’est que je n’aime pas du tout à faire partie de la classe des inutiles, des abominables oisifs.
« Les yeux veloutés m’ont considéré avec une ironie souriante.
« — Inutile parce que vous vivez comme tous les gens du monde ? Oh ! je vous en supplie, restez ce que vous êtes aujourd’hui, un clubman accompli…
« (Hélène, pardon ! je répète.)
« — … Vous ne sauriez être mieux. C’est ainsi que je désire vous voir toujours ! Jean.
« — Sabine, je voudrais, moi, toujours vous plaire ; et votre indulgence me comble. Mais vous ne trouvez pas, qu’à notre époque, c’est un être inférieur qu’un monsieur qui ne fait rien ?
« — Rien ! Mais vous m’avez l’air, au contraire, d’un monsieur très occupé !
« — Occupé à danser, à monter à cheval, à courir les thés, les salons et autres lieux, à m’amuser enfin autant qu’il est en mon pouvoir ! Tout de même, c’est bon pour un moment, mais à la longue ça devient un peu mince comme occupations et me donne la sensation humiliante (je vous dis la simple vérité ! Hélène) d’être dans la vie une quantité négligeable.
« — Et puis après ? De toute éternité, il a existé des êtres de luxe. Donc leur présence est nécessaire dans la machine sociale.
« — Soit ! Mais, pour ma part, je serais honteux de mériter éternellement le qualificatif « d’être de luxe » !
« — Ah !
« Si vous aviez vu, Hélène, de quel regard désapprobateur et surpris m’enveloppaient les prunelles charmantes, vous auriez, aussi bien que moi, compris que, en ce moment, Sabine de Champtereux ne me considérait plus du tout comme un homme de son monde… Elle trouve si naturel que son père, son frère se contentent d’être des gentilshommes de vieille noblesse, se ruinant avec une désinvolture de grands seigneurs qui ne savent qu’ouvrir la main ! Sans souci de ce qui arrivera, le jour où cette main demeurera irréparablement vide. A son point de vue, en prétendant ne plus vivre pour mon seul agrément, je me déclasse… Je deviens une façon de prolétaire « huppé ». Elle considère que ce sera, pour moi, une déchéance de n’être plus uniquement un cercleux.
« Un peu mesquin… Ne trouvez-vous pas ?…
« Cependant Sabine continuait à croquer son pain grillé, tout en laissant ses yeux, lourds de pensées, errer sur la mer et sur moi. Des pieds à la tête, elle était une Champtereux ; la vraie descendante de ses aïeules pour qui, sauf en amour, existaient seuls les gens de leur caste. Et cette mentalité d’un autre âge m’apparaissait, tout ensemble, amusante, originale et exaspérante de niaiserie.
« Un peu railleuse, mais avec un sourire caressant, elle a repris, d’un air de songer tout haut :
« — Quel drôle de garçon vous êtes ! Jean.
« — Drôle !… En quoi ?… Je ne vois pas…
« — Mettons, plus justement, singulier. Vous compliquez votre existence à plaisir ! La destinée vous a accordé tout ce qu’un homme peut souhaiter. Il vous est donné de vivre indépendant, libre de préoccupations mercenaires, jouissant des facilités que le sort vous a généreusement départies… Et, sans aucune obligation, pour obéir à un devoir idéal que vous vous forgez, vous allez vous jeter, tête baissée, dans une carrière que vous détestez ; assombrir votre vie par des soucis d’affaires qui vous sembleront odieux, j’en suis sûre… Alors que les richesses continueront d’affluer dans votre coffre-fort, que vous vous en mêliez ou non ! Oh ! oui, vous êtes un singulier garçon !
« Le discours n’est pas garanti textuel, mais le sens y est.
« J’ai approuvé :
« — Je n’ai, comme vous, aucune illusion sur l’utilité… très relative, oui, de ma présence au Val d’Or et sur la valeur de mon effort. Mais du moins, je prendrai, autant que je le pourrai, ma part infime dans le travail de l’immense ruche qui peine pour moi. Cet ennui, que j’accepterai volontairement, me paraît la rançon d’une fortune que je n’ai pas eu à gagner. Ainsi je jouirai, avec moins de scrupule, des largesses que le sort m’octroie. C’est si simple !
« Ici je me suis arrêté court, avec la terreur soudaine, moi qui parlais de simplicité, de paraître à Sabine horriblement poseur, en lui laissant voir mes idées de derrière la tête.
« Sauf à vous, petite amie chère, qui me comprenez si bien, je n’aurais dû en parler. C’est vrai, de jour en jour, je suis hanté plus impérieusement par cette préoccupation de la solidarité dans le travail. Je l’ai rapportée, je crois, des tranchées où, pour la première fois, j’ai subi vraiment le contact des humbles. Et puis, Hélène, vous avez très fort contribué à la développer en moi.
« Je vous vois dresser une tête surprise et m’interroger de vos grands yeux qui sont la pensée même… Je sais bien, oui…, jamais vous ne m’avez rien dit en ce sens. Mais je devinais bien votre blâme secret ; et de vous voir si vaillante à la tâche, acceptant avec tant de simplicité, vous, femme, une existence toute de labeur, la honte de mon farniente m’envahissait peu à peu, jusqu’à me devenir insupportable. Ainsi, j’en suis arrivé à cette conclusion que je devais devenir — en une certaine mesure — la proie du Val d’Or. Et je le ferai, quoi que pense Sabine.
« Sans doute, parce qu’elle est très finement intelligente, elle a deviné en moi une sorte de recul, devant son attitude. Et, laissant de côté le sujet délicat, elle a cessé d’être une patricienne dédaigneuse, pour se montrer tout simplement la femme grisante qu’elle sait être, à qui ma faiblesse pardonnerait tout… Et qui verra à ses pieds, le jour où elle voudra, de Bresmes ; simplement duc, lui, et « être de luxe », sans plus…
« Adieu, Hélène chère… Voilà où j’en suis de mes amours, que je voudrais bien oublier près de vous, en causant de ce qui vous touche seule… Que ce serait donc bon de pouvoir attendre en paix, la venue du dieu Éros !… Mais le moyen, quand bourdonne, sans cesse, dans la cervelle de ma chère mère, l’obsédante pensée : « Il faut marier Jean ! » La seule chose que j’ai gagnée, c’est qu’elle n’ose plus l’articuler… Ouf !
« Hélène, plaignez un peu votre ami Jean, et croyez-le très tendrement à vous… »
Les Trois-Épis.
Un beau matin de septembre, à peine brumeux, sur le lointain bleu des Vosges.
Les sapins, que brûle le soleil, distillent leur arome et embaument les quelques hôtels qui forment le nid de la civilisation sur le sommet riant et agreste. A travers la forêt, le petit train est monté, haletant, de Turkheim ; et il s’arrête devant le groupe des promeneurs qui flânent, en cheminant vers les bois.
Hélène, prête à emmener Bobby jouer sous les arbres, s’est immobilisée pour lui faire plaisir, afin qu’il regarde, tout à son gré, les évolutions de la machine. Il a sa menotte blottie dans celle de sa mère et s’exclame sur tout et sur rien, pendant qu’elle contemple la vallée, les crêtes arrondies, vêtues de verdure, avec une sorte de jouissance extasiée…
Il fait beau ! Il fait bon ! Son petit a une mine resplendissante. Elle-même savoure sa pleine liberté, sans souci de l’avenir dont l’inconnu ne lui fait pas peur… Que les jours de halte sont donc bienfaisants ! A pleines lèvres, elle aspire le souffle chaud qui sent la résine…
— Maman, oh ! maman, voici Jean !
Elle a un sursaut et cesse de voir l’horizon lumineux. Incrédule, d’ailleurs. Une ressemblance doit tromper Bobby. Cependant, elle regarde.
Bobby lui arrache sa main et bondit vers les touristes que déverse le train.
Tout de même… cette haute silhouette, cette allure souple, ces yeux rieurs et gamins… Bobby a bien vu : c’est Jean !
Le voici. Il est devant elle et lui tend la main avec un sourire radieux, et aussi une malice amusée devant sa stupéfaction.
— C’est bien moi, Hélène, non pas mon ombre, s’écrie-t-il gaiement, baisant la main qui, accueillante, est venue dans la sienne.
— Jean, je crois que je rêve ! Comment… pourquoi êtes-vous ici ?
— Comment ? Parce que j’ai pris le train pour monter… Pourquoi ? Parce que la générosité du hasard a exigé, à nos usines du Val d’Or — pas très loin d’ici, vous savez, — la présence de mon oncle ou la mienne… Alors, comme j’avais une envie folle de vous voir, à la profonde stupéfaction de mon oncle, j’ai réclamé le voyage obligatoire. Je suis sûr qu’il n’est pas encore remis de sa surprise. Ce zèle inattendu !… En conscience, j’ai commencé mes pérégrinations par le Val d’Or et, ma tâche accomplie, je me suis accordé le plaisir de vous faire une petite visite avant de regagner Deauville… Je ne suis pas indiscret en venant ainsi vous surprendre ? La tentation était si forte !… Je n’ai rien d’un ascète pour résister !
— Non, rien, je sais… Mais que c’est donc imprévu, votre apparition !
— Elle ne vous ennuie pas ? Dites…
— Elle me fait un très vif plaisir ! déclare-t-elle si spontanément qu’il se sent ravi. Mais où voulez-vous aller ? A l’hôtel ?
— Emmenez-moi où il vous plaira ! Je suis venu bavarder avec vous ! Et, tout d’abord, parlez-moi vite de la bonne nouvelle… Alors, vous voilà sacrée auteur et vous allez paraître ! C’est un brave homme, que Dubore, décidément…
— Oh ! oui, cet homme austère est adorable ! Il m’annonce qu’à l’automne, sans doute, je serai publiée… Je n’y crois pas encore ! Ah ! Jean, c’est à vous que je le dois… Comme je suis contente de pouvoir vous remercier autrement que par lettre. Aussi vous devinez avec quel cœur, je travaille maintenant…
— A votre pièce ?
Les lèvres d’Hélène prennent une expression moqueuse.
— Elle est finie !
— Ah ! vous allez me la lire !
— Certes, non, vous m’intimideriez autant que Barcane lui-même… Et puis, nous avons mieux à faire. Vous avez tant à me raconter !
— Et j’ai, hélas ! si peu de temps ! A une heure, je redescends pour aller voir les ruines de Metzeral. Je me suis battu par là et je veux y retourner après la victoire.
— C’est un pèlerinage que j’aurais bien aimé faire… Mais je ne sais s’il me sera possible avant de quitter l’Alsace !
— Eh bien ! Hélène, il faut l’accomplir aujourd’hui, en même temps que moi ! s’exclame Jean, enthousiasmé de la perspective. Quelles bonnes heures de bavardage, nous aurons ainsi !… C’est convenu, je vous enlève.
— Nous verrons cela, dit Hélène, étrangement tentée ; si fort, qu’elle sent la nécessité de faire appel à toute sa sagesse pour ne pas dire « oui », tout de suite, à la prière de Jean.
Sous les pins, dans le sentier qui surplombe la forêt, dont les somptueuses frondaisons emplissent la vallée jusqu’à l’horizon, Bobby galopant devant eux, ils marchent ; leurs pieds, sans y prendre garde, foulent les aiguilles rousses, détachées des branches, et leur causerie est aussi riche de récits que si une foule d’événements avaient occupé leurs deux mois de séparation.
Jean, sollicité par son amie, raconte avec une vivacité colorée, en peintre ; de sorte que, bientôt, Hélène connaît toute la colonie de Deauville, parmi laquelle, pour obéir au vœu maternel, Jean devrait choisir la femme idéale. Mais qu’il paraît donc loin encore de la décision ! Et, tout bas, Hélène s’aperçoit que, égoïstement, elle ne regrette pas qu’il en soit ainsi… Jean marié ne sera plus son ami, son seul ami…
Malgré elle, de le voir à ses côtés, affectueusement confiant et gai, elle se sent envahie par une allégresse aussi lumineuse que les flèches de soleil qui filtrent à travers les sapins.
Jean la regarde avec un plaisir retrouvé. Lui, si difficile à satisfaire en matière de toilette féminine, il est content de la voir harmonieusement habillée, avec un soin extrême, en sa simplicité… Une robe de voile blanc, rayée de mauve, des souliers immaculés, une grande capeline de paille, fleurie de larges narcisses au cœur d’or.
Le tout doit être de mince valeur. Et cependant comme elle paraît élégante ! Vraiment, même auprès de Marise, de Sabine, de toutes les autres, en leurs robes coûteuses, elle serait à la hauteur… Et de le constater, il en éprouve une puérile satisfaction, et lui en sait un gré instinctif !… Convaincu, il s’exclame :
— Oh ! Hélène, comme les Trois-Épis vous font du bien !… Vous avez l’air d’une gamine, toute rose, et Bobby de votre jeune frère.
Elle se met à rire ; ses dents nacrées luisent entre les lèvres.
— Rien que cela !… Mais vous avez raison, j’ai très bonne mine… Mon visage fané est resté à Paris. Et les Trois-Épis me comblent de forces pour l’avenir ! Quel dommage de n’y pouvoir rester plus de quelques jours !
— Pourquoi si peu, puisque vous vous y plaisez tant ?
Elle lui jette un coup d’œil amusé :
— Monsieur l’homme riche, mes capitaux ne sont pas inépuisables. Notre séjour, ici, représente une fugue que j’ai offerte à tante et à Bobby avec mes premiers droits d’auteur. Et, dame ! ils ne sont pas considérables ! Mais une grande semaine, en ce merveilleux nid d’aigle, c’est déjà une faveur de la destinée ! Ensuite, nous redescendrons à Colmar, et, à l’automne, je regagnerai Paris pour reprendre une vie laborieuse. Je crois que mon « vieil oiseau » me réclamera de nouveau. Il m’a déjà envoyé du travail ces jours-ci.
— Hélène, laissez-le ! décrète Jean impétueusement.
— Mais je n’en ai pas la moindre envie. Quelle étrange idée vous avez là ! Mes occupations chez lui ne sont ni fatigantes ni ennuyeuses, au contraire.
— Soit. Mais votre vieil oiseau a un fils qui rôdaille autour de vous. Cela m’exaspère dans mon amitié.
— Vous avez peur que le loup ne croque le petit Chaperon rouge ? Pas de danger qu’il réussisse. En l’occurrence, le petit Chaperon rouge est une femme très avertie.
— Et très tentante pour son avidité. Savez-vous que l’on parle de son divorce avec Félice Merval ?
— Eh bien ?
— Eh bien ! s’il divorçait pour vous épouser ?
Elle a un éclat de rire si sincèrement moqueur qu’il est, pour le moment du moins, délivré de la crainte qui l’a lanciné… Pourquoi ? Car Hélène n’est pas désormais condamnée au célibat.
— Jean, que vous êtes donc romanesque et moral ! On voit bien que vous vivez dans une atmosphère matrimoniale ! Que votre sollicitude se rassure, je ne serai ni la femme ni la maîtresse de Barcane ! Et là-dessus, allons déjeuner. Entendez-vous la cloche qui sonne pour avertir les promeneurs désireux de prendre le train d’une heure vers Metzeral ?
— Alors, c’est pour nous qu’elle sonne !
Hélène n’a pas le courage de corriger « pour vous »… Sa raison est décidément en déroute. Cette éblouissante matinée la grise.
Bobby, toujours en avant, se précipite dans le jardin de l’hôtel vers une vieille dame qui tricote dans son fauteuil.
— Bonne maman (c’est le nom d’amitié qu’il lui donne), voulez-vous venir déjeuner tout de suite, parce que maman va à Metzeral avec l’ami Jean !
Mme Hatzfeld embrasse tendrement la petite figure ronde, toute brûlante de soleil, et interroge, ne comprenant pas :
— Mon Bobby, qu’est-ce que tu me racontes là ? Qui est l’ami Jean ? Le petit garçon avec qui tu jouais hier ? Ta maman part avec lui ?…
Bobby éclate de rire.
— Mais non ! bonne maman. L’ami Jean n’est pas un petit garçon ! C’est un grand, un monsieur ! Tenez, regardez, le voilà qui arrive avec maman !
Mme Hatzfeld laisse tomber son tricot, et, stupéfaite, contemple Hélène qui traverse la pelouse, flanquée d’un compagnon très chic que, curieusement, considèrent les flâneurs, dans le jardin.
— Tante, je vous présente mon ami d’enfance, Jean Dautheray, qui est grimpé jusqu’ici pour nous faire une petite visite.
Jean s’est découvert et salue profondément. Mme Hatzfeld l’accueille plutôt désorientée, quoiqu’elle réponde, avec son bon sourire :
— C’est bien aimable à vous, monsieur, d’être monté si haut voir des amis !
— Madame, pour une amie telle qu’Hélène jusqu’où n’irait-on pas !
— Tante, apprenez ce à quoi ce monsieur prétend m’entraîner… Aller voir Metzeral, comme je le désirais depuis si longtemps… Ce n’est pas bien raisonnable, mais si tentant !
Mme Hatzfeld regarde la jeune femme, un peu surprise, et demeure frappée de l’éclat du fin visage.
— Mais… mais, Hélène, est-ce qu’il vous sera possible de revenir pour le dîner ?
— C’est justement le point qui m’inquiète !… Mais j’ai toujours la ressource de coucher à Colmar dans notre home et de remonter demain matin, par le premier train.
— Et… et M. Dautheray ? interroge Mme Hatzfeld, imperceptiblement pensive. Ses yeux attentifs enveloppent le jeune couple.
Jean explique bien vite :
— J’ai ma chambre au Terminus, madame.
— Bien, bien. Hélène, vous êtes assez raisonnable pour voir ce que vous devez faire.
Mais, tandis qu’en chemin pour la salle à manger, Jean, discret, marche en avant avec Bobby, elle demande à la jeune femme :
— Vous ne craignez pas qu’à l’hôtel, l’impression ne soit pas bonne de vous voir partir avec un beau cavalier comme M. Dautheray ?
Mais Hélène est trop Américaine, en son indépendance, pour attacher la moindre importance à une simple promenade en compagnie masculine ; et, très sincèrement, elle n’a cure des réflexions que pourrait susciter ladite promenade. Cependant, affectueuse, elle répond :
— Tante, si cela vous contrarie que je fasse cette course avec Jean, bien entendu, j’y renoncerai. Mais, qui pourrait l’incriminer, puisque c’est à votre connaissance !… Et que nous importent les réflexions de tous ces inconnus !
Mme Hatzfeld pense, qu’en somme, Hélène a raison et n’insiste plus.
Le train s’enfonce dans la vallée ruisselante de clarté ; et, à mesure qu’il avance, les ruines se font plus nombreuses, plus lamentables : maisons calcinées, écroulées, pans de murs éventrés. Les toitures pendent. Les arbres sont déchiquetés, ou rasés tout près du sol labouré par les obus, que voile maintenant la splendeur de l’été.
Jean et Hélène regardent par la portière et ne causent plus. Jean se souvient… Et la pensée intuitive d’Hélène devine ce que les jours passés là furent pour lui et tant d’autres qu’elle ignore, qui luttèrent, souffrirent, moururent sur cette terre d’Alsace.
Le train est arrivé au terminus et s’arrête devant le baraquement qui représente un semblant de gare.
Sous l’éblouissante lumière, la vallée, en ce jour d’été, est radieusement fraîche et verte, mais de ce qui fut une minuscule cité, il ne reste rien. Pas une maison ne demeure debout. Autour de l’église écrasée, les ruines se pressent, brûlantes de soleil, derniers vestiges des logis qui abritaient des vies humaines, aujourd’hui dispersées ou disparues. Des ouvriers, habitués au lugubre spectacle, déblaient paisiblement les monceaux de pierres : et leurs voix — sans tristesse — résonnent dans le morne silence de cette solitude.
Parmi les éboulis, à travers de vagues chemins qui furent des rues, Jean et Hélène avancent ; lui, devenu grave ; elle, étreinte par l’émotion qui s’abat sur elle devant cette désolation. Ah ! quand elle souhaitait voir Metzeral, elle ne soupçonnait pas à quel point le spectacle en était poignant !
Inconsciemment, elle murmure :
— Ah ! Jean, que c’est triste !
Il incline la tête sans un mot.
Elle demande encore, presque bas, comme on parle devant les morts :
— C’est près d’ici que vous vous êtes battu ?
— Dans toute cette région, oui… Oh ! Hélène, vous ne pouvez sentir ce que c’est de retrouver ce pays si paisible ! N’était sa dévastation, ce serait à se demander si vraiment nous y avons vécu les jours de cauchemar dont les souvenirs me reviennent, ici, comme des fantômes.
— Oui, je comprends…
— C’est vrai, vous avez une pensée, un cœur qui comprennent tout !… Ah ! je n’étais pas le même qu’aujourd’hui, en ce terrible temps !… L’insignifiant clubman que je suis redevenu, me semble n’avoir rien de commun avec le soldat qui a furieusement combattu ici !
— Jean, vous vous méconnaissez !
— Oh ! non… En toute simplicité, je me juge ; maintenant, je ne suis plus le Jean de Metzeral, mais le Jean de Deauville !
Il a soudain, dans la voix, une sorte d’amertume dédaigneuse qu’Hélène n’y a jamais entendue ; et, doucement, elle répond :
— Ce n’est pas vous qui avez changé, ce sont les circonstances. S’il le fallait, vous vous retrouveriez, tout de suite, le soldat de Metzeral. Si cela ne vous est pas trop pénible, parlez-moi un peu de ce que vous avez vu ici… Où étiez-vous ? dites.
Elle l’interroge aussi de ses yeux lumineux où il lit un intérêt si profond et grave que lui qui, jamais, ne dit un mot de ce moment de sa vie dont les souvenirs demeurent en lui comme des reliques, soudain il commence à se rappeler tout haut.
De la même voix assourdie, elle questionne ardemment. Et comme si le sceau s’était brisé, qui ferme d’ordinaire la bouche de Jean, il raconte, revivant un passé qui, dans ce village détruit, s’est refait proche.
Ce sont des épisodes qu’il évoque ; des silhouettes de camarades, même des impressions qu’il livre, devenu inconscient qu’une autre pensée recueille la sienne. Hélène et lui, en ce moment, n’ont vraiment qu’une âme.
Pas une fois, jusqu’ici, ils n’avaient ainsi parlé de la vie de guerre de Jean. Elle a seulement entendu dire qu’il s’était supérieurement conduit. Mais lui, toujours sur un ton de blague, détournait résolument la conversation dès que sa personnalité entrait en scène.
A mesure qu’il parle, elle aperçoit en lui, un Jean qu’elle ignorait ; que, seuls, ont connu ses chefs et ses camarades. Aujourd’hui, son existence d’homme riche l’a ressaisi et il en jouit pleinement. Mais pendant quatre années, lui que la fortune avait comblé, il s’est exposé autant que les plus gueux ; plus même que le devoir ne l’exigeait. Sans faiblir, il a supporté les heures affreuses du camp de représailles, le froid, la faim, la fatigue, l’épreuve des tranchées…
Comment n’avait-elle pas encore pensé cela ?
Bouleversée, elle l’écoute… Mais lui, brusquement, tout à coup, s’aperçoit qu’elle a les yeux brillants, comme s’ils étaient embués de larmes ; et il s’arrête tout court, avec une exclamation :
— Hélène, ma chère petite amie, je vous attriste ! Pardon ! Ce pauvre diable de pays m’avait envoûté. Pourquoi m’avez-vous laissé remuer bien inutilement ce tragique passé ? Ce qui est fini est fini. Venez, petite Hélène. Pour nous remettre d’aplomb, vite, allons goûter ! J’imagine qu’au voisinage de la gare, nous trouverons bien quelques provisions à nous placer sous la dent !
Il a repris le ton de gaieté légère qui lui est familier. Mais simplement, elle dit, encore sérieuse :
— Ne regrettez pas, Jean, de m’avoir raconté… Je vous estime tant d’avoir été ce que je devine…
Une imperceptible contraction durcit une seconde le visage du jeune homme :
— J’ai été comme les autres ; je n’ai fait ni plus ni moins, soyez-en sûre.
— Peut-être, mais je ne croyais pas mon élégant ami capable de tant supporter !
— C’est-à-dire que vous me jugiez une espèce de poule mouillée ! fait-il en plaisantant.
— Dites que je ne vous connaissais pas encore tout à fait. Je suis très fière de vous ! Jean.
— Oh ! il n’y a pas matière, je vous assure, petite amie chère. Ne parlons plus de ces mauvais jours et allons chercher du thé, si possible.
Docile, elle s’est levée du talus où il l’avait fait reposer et ils reviennent vers l’échoppe que Jean avait remarquée au passage, près de la gare. Volontairement, ils ont repris leur gaieté et ils causent comme, ensemble, ils aiment à le faire ; mais, par une sorte d’accord tacite, ils n’ont pas une allusion à l’émotion qui les a, un moment, étrangement rapprochés. Ni l’un ni l’autre, ils n’oublieront leur pèlerinage à Metzeral, et lui, autant qu’elle, regrette de le voir achevé. Combien vite les heures fuient ! Encore quelques instants et puis la vie va les séparer.
Dans le train qui les ramène vers Colmar, après un goûter joyeux à l’orée de la radieuse vallée, Jean a tout à coup une question imprévue :
— Est-ce que vous êtes gourmande ? Hélène.
Elle le regarde, stupéfaite et rieuse :
— Je ne le crois pas. Mais pourquoi cette question… indiscrète ?
— Parce que j’ai une envie folle que nous dînions en tête-à-tête à Munster… Ne soyez pas fâchée, mais j’ai regardé l’indicateur et vous ne pouvez vraiment rentrer ce soir aux Trois-Épis, à une heure raisonnable.
— Oh !
— Il va vous falloir dîner et coucher à Colmar. Alors, soyez très bonne et consentez à dîner à Munster où nous serons bien tranquilles. Mais, sûrement, vu la dévastation de la ville, le repas ne sera sans doute pas trop bon. C’est pourquoi je vous demande si vous êtes gourmande.
Elle sourit malgré elle de la câlinerie suppliante qu’il met à l’implorer. Est-il ainsi avec Sabine ?… La tentation de consentir la domine soudain, irrésistible. Cette journée lui est d’une douceur ardente, tellement autre que celles dont est faite son existence quotidienne, qu’elle en perd un peu la notion de la réalité… Il lui semble se mouvoir dans un rêve merveilleux. Pour une fois, par hasard, elle ne pense pas du tout à être sage. Il n’y a plus en elle, semble-t-il, que l’impérieux désir d’être heureuse encore un moment, comme elle l’a été en cet éblouissant jour d’été — heureuse, sans chercher pourquoi elle l’est.
Le train approche de Munster.
— Vous consentez, n’est-ce pas ? Hélène. Vite, nous voilà arrivés, descendons.
Elle ne résiste pas et saute à terre, sa main posée sur celle qu’il lui a tendue.
Ils sont comme des écoliers en escapade.
— Venez par ici ! chérie.
L’appellation tendre lui a échappé, et les fait sourdement tressaillir tous les deux. Mais ni l’un ni l’autre ne la relève.
Comme à travers Metzeral, ils vont côte à côte, dans la petite ville ravagée où, péniblement, un peu d’animation essaie de reprendre. Quelques magasins sont rouverts, offrant d’humbles étalages. Et, par delà les maisons éventrées, comme à Metzeral, dans la campagne qui cerne la ville, c’est la fête splendide de l’été, la verdure triomphante des arbres qui ont supporté la tourmente de feu. Çà et là, des grappes de roses retombent sur les pierres calcinées. Ils arrivent devant la haute masse de la cathédrale qui, elle, a résisté… Et Jean, alors, a une exclamation contente :
— Hélène, voyez ce modeste petit restaurant ; il a l’air très propre. Ne pensez-vous pas que nous pourrions y chercher une modeste pitance ?
— Faites ce qui vous paraît bien, Jean, dit-elle, goûtant la douceur de s’abandonner à la volonté affectueuse.
Tandis qu’elle regarde la place balafrée par les obus, Jean parlemente avec la propriétaire du restaurant et revient radieux :
— Ce sera très bien. Dans un quart d’heure, nous allons être servis dehors, sous la tonnelle, devant la maison. En attendant, reposez-vous un peu dans le jardinet. Nous avons tant arpenté, vous devez être lasse !
Oh ! non ; elle n’est pas lasse. D’abord, elle n’a guère plus de vingt ans. Et puis, elle est si contente de sa journée ! Jamais dans sa courte vie, nul ne s’est ainsi occupé d’elle… Non pas en maître autoritaire et jaloux, comme l’était son mari, mais en ami affectueux, fraternel qui respecte son indépendante personnalité.
Elle attend sur l’humble terrasse où la femme met le couvert pendant que Jean tâche de découvrir des cigares et quelques « douceurs » pour compléter le menu improvisé.
Elle voit vite qu’il a commandé tout ce que le modeste restaurant a pu lui offrir de meilleur. Aussi elle a un sourire de gratitude quand il lui demande, assis devant elle, montrant la soupière qui fume encore, auprès des roses dont leur table a été décorée :
— Vous ne trouvez pas trop mauvaise cette soupe aux choux ?
— Elle est très bonne. Et puis j’ai si faim !
— Ma pauvre Hélène ! Maintenant que j’ai obtenu ce que je voulais, je me trouve un affreux égoïste de vous avoir demandé cet arrêt à Munster… Vous auriez bien mieux dîné à Colmar.
— Je ne pense pas !… En tout cas, ç’aurait été beaucoup moins agréable !
— Vous êtes satisfaite ? madame.
— Oh ! oui, Jean.
Ah ! c’est vrai, il y a longtemps qu’elle n’a éprouvé ainsi une grisante allégresse. Demain, ce soir, elle redeviendra la femme qui vit pour les autres, la raisonnable Hélène qui n’est qu’une travailleuse, une mère, une veuve… Mais, aujourd’hui, elle n’est plus qu’une jeune créature jouissant, quelques heures, de vivre pour elle-même… Car elle sait que Bobby ne souffre pas de leur brève séparation, couvé par la tendresse de Mme Hatzfeld. Les jours noirs reviendront fatalement… Mais elle n’y veut pas penser et se montre gaie comme l’est Jean lui-même… Ses joues sont toutes roses d’avoir été brûlées par le soleil, et ses yeux, un peu cernés par un soupçon de lassitude — quoi qu’elle prétende — étincellent, tout ensemble profonds et passionnés. Elle et Jean causent… Comment peuvent-ils avoir encore tant à se dire ?… Depuis leur jeunesse, il en a été ainsi ; Jean, comme toujours, a confié idées, impressions, sentiments à l’âme compréhensive d’Hélène. Il a l’air ravi de leur dînette.
C’est elle qui demande, voyant bleuir le crépuscule d’or :
— Jean, vous n’oubliez pas l’heure de notre train ?
— Oh ! nous sommes si bien ici ! Ne pensons pas au départ !
— Mon grand, vous parlez comme un bébé. Regardez votre montre, voulez-vous ? pour savoir combien il nous reste encore à flâner…
Il obéit et s’exclame ravi :
— Encore plus d’une demi-heure, prudente madame ! Oh ! quelle incomparable journée vous m’avez fait passer, la meilleure depuis deux mois !… C’est désolant qu’elle finisse !… Je suis comme les petits. Je voudrais arrêter le temps !
— Vous vous blaseriez vite sur un si mince plaisir, soyez-en sûr !
— Hélène, que vous êtes méchante !
Dans le crépuscule qui s’assombrit, elle a une toute petite figure blanche, où les yeux semblent immenses.
— Je ne suis pas méchante, mais je vois clair… Voilà tout. Bientôt vous regretteriez Deauville, les belles dames, les dancings, les courses… et le reste !
— Qu’est-ce que vous avez ? Hélène, demande-t-il, surpris de l’amertume mélancolique qu’il a perçue dans la voix de la jeune femme.
Elle secoue la tête, comme pour chasser l’étrange tristesse qui, avec la nuit, s’abat sur elle ; et elle avoue, drôlement :
— Je crois bien que j’ai, autant que vous, le regret de voir terminée, notre jolie fugue… Jamais plus, sans doute, nous n’en recommencerons une semblable… Et ce sera mieux pour moi, en somme… Je m’habituerais trop bien à être protégée, au lieu de protéger, comme c’est mon rôle…
— Votre rôle ?… Mais peut-être, vous vous remarierez…
L’accent de Jean est singulier, un peu.
Elle secoue la tête avec un indéfinissable sourire, tout en penchant son visage vers une rose, qu’elle semble respirer.
— Je ne crois pas que jamais, je me remarie… Cependant, tout peut arriver. Qui sait, en effet, si un jour, je ne m’apercevrai pas du poids de la solitude et ne souhaiterai pas d’en être déchargée ! Mais, sûrement, cette heure-là n’est pas encore venue !
La jolie tête s’est dressée. Jean songe que cette heure-là peut venir. Hélène est aujourd’hui une créature délicieuse. Celui-là est peut-être bien proche qui s’en apercevra et la voudra sienne, sans souci de sa pauvreté, de son veuvage, de son petit garçon… Et en bon ami, il doit souhaiter qu’il en soit ainsi. Tout haut, il pense :
— Que je voudrais, Hélène, que vous soyez heureuse enfin, comme vous le méritez tant !… comme jamais vous ne l’avez été…
— Cela, qu’en savez-vous ?
— Rien, puisque vous étiez au loin pendant vos quelques mois de mariage et que, jamais, vous ne parlez de vous. Mais…
— Mais quoi ?
L’ombre les enveloppe.
— Mais, finit-il, sans réfléchir, mais vous ne donnez pas l’impression d’une femme qui, ayant connu l’amour, le regrette désespérément ; en garde la nostalgie, tout au moins !
Vivement, elle interrompt :
— C’est là mon secret.
Un silence. Puis elle finit :
— Mais vous avez raison, je ne regrette ni ne désire ce que vous appelez l’amour.
— Parce que vous ne l’avez pas connu !
Dans le crépuscule, il voit luire les larges prunelles qui regardent au loin.
— Vous parlez de ce que vous ignorez, Jean.
— Et je suis indiscret. Je vous demande pardon. Vous ne pourriez m’en vouloir si vous saviez combien sincère, est mon souci de votre avenir.
Il y a dans la voix de Jean quelque chose de si vibrant et de si chaud qu’elle tressaille. Elle dit lentement :
— Je ne suis pas malheureuse du tout ; surtout quand je sens de l’affection autour de moi…, pour moi !
— Hélène, vous n’en doutez pas, que je vous aime ?
Il a dit les mots étourdiment, sans penser au sens qui peut leur être donné. Mais Hélène ne s’y trompe pas une seconde. Jean l’aime en ami, comme un grand frère, ainsi qu’il le lui a dit bien des fois. Pas plus, il ne songerait à faire d’elle sa femme que sa maîtresse. Tout de même, sans y prendre garde, il est un peu cruel de lui faire respirer ainsi l’enivrant parfum d’une fleur qui n’est pas pour elle.
Brusquement, elle se lève :
— Non, certes, je ne doute pas de votre affection, mon ami. Merci de m’en assurer encore. Allons, il est l’heure de partir.
Debout devant la glace, elle arrange ses cheveux sous la toque de paille, met un peu de poudre sur ses joues brûlantes, glisse les roses dans son corsage.
Puis ils s’en vont dans les rues muettes qui s’embrument. Le jardin public est un gouffre d’ombre. Des sonneries de clairons jaillissent des casernes. Par instants, quelques voix, le rire d’un gamin qui joue. Dans la nuit transparente, des silhouettes se profilent, gens qui vont vers la gare, passants attardés, poilus casernés à Munster qui déambulent nonchalamment ou se distraient, faute de mieux, à contempler le ciel qui s’étoile.
Il fait complètement noir quand Hélène et Jean atteignent la gare, si à point qu’il a juste le temps de faire monter la jeune femme dans un wagon qu’il a aperçu vide. Mais, comme il saute derrière elle, surgit une vieille dame, chargée de paquets, suivie d’une femme de chambre non moins encombrée.
— Monsieur, je crois qu’il y a de la place dans votre wagon ! crie-t-elle, haletante.
Jean étouffe une exclamation de colère. Mais force lui est bien de laisser monter la vieille dame. Elle s’installe bruyamment, au milieu de ses abondants colis ; puis, ayant repris haleine, se confond en remerciements, parce que les deux jeunes gens, vu son âge, l’ont aidée à ranger ses paquets. Elle se tourne vers Hélène :
— Ah ! madame, je vous félicite d’avoir un mari si complaisant pour les vieilles femmes !
Hélène a un tressaillement, et répond par un mot vague. Ni elle ni Jean ne disent plus rien ; ils regardent la nuit, la vitre abaissée, laissant monologuer la voyageuse.
Jean observe le visage d’Hélène, grave et passionné. A quoi songe-t-elle ? Quel supplice de ne pouvoir l’interroger pour pénétrer, peut-être, sa pensée close. Il n’y tient plus et s’exclame à demi-voix :
— Est-ce que vous avez fait vœu de silence ? mon amie.
— Non !… Ne me trouvez pas malhonnête, je vous en prie. Je me repose. C’est bon aussi, le silence et l’ombre !
Il n’ose insister, et continue à regarder le visage, qu’elle tient tourné vers la nuit. L’incertaine clarté de la lampe le caresse de reflets mouvants ; et, de nouveau, il est surpris de l’expression ardente et mélancolique du regard, qui le fait penser à une flamme voilée par un vase d’albâtre…
La bouche est entr’ouverte — comme pour le baiser, — tandis qu’elle respire l’air tiède, odorant les foins. Si l’odieuse vieille dame n’était là, il sait qu’il irait à elle et ne résisterait pas à la tentation de prendre sous ses lèvres — n’osant plus ! — la main qui froisse distraitement les pétales de rose effeuillés sur ses genoux…
Mais des points lumineux piquent la nuit, grandissant de seconde en seconde. C’est Colmar, le réveil !
Ils mettent à terre leur encombrante compagne. Enfin, ils sont seuls ! Hélas ! c’est dans la cohue de l’arrivée. Devant la gare, Hélène s’arrête. Elle a repris son sourire clair et résolu, et tend la main à Jean :
— Alors, ici l’on se dit adieu…
— Vous n’imaginez pas, Hélène, que je vais vous laisser rentrer seule…
— Oh ! je suis très habituée à circuler sans protection !
— Bien entendu ! Mais, par la faute de cette insipide vieille femme, j’ai perdu la fin de notre voyage. Alors, pour me dédommager, il faut me permettre de vous conduire jusqu’à votre porte… Dieu sait maintenant quand nous nous retrouverons ! Et comment ! Nos milieux respectifs vont nous ressaisir…
— Naturellement ! répond-elle d’un accent qu’il trouverait étrange s’il n’était préoccupé de son désir de l’accompagner. Puisque vous voulez bien prendre la peine de m’escorter, allons vite !
— La peine relative ! Si je vous gêne, partez seule. Je ne veux pas être indiscret ! s’exclame-t-il, presque fâché.
Elle hausse les épaules.
— Mon grand, ne dites pas de sottises ! A moi aussi, cette dernière course fera plaisir !
— Vrai ? Bien vrai ?… Sûrement, pas autant qu’à moi !
Elle sourit, ne répond pas… Et ils s’en vont silencieusement, comme si leur pensée les absorbait. Hélène marche très vite. Jean le remarque et reproche :
— Comme vous avez l’air pressée de vous débarrasser de moi !
— Il est plus que l’heure de rentrer ! Je devrais être aux Trois-Épis !
Dans la vieille rue, où resplendit l’argent du clair de lune, apparaît, toute proche, la maison d’Hélène. Encore quelques pas et elle s’arrête.
Sur le pavé clair, le logis dessine sa silhouette d’antan. Au-dessus du mur, jaillissent les branches de l’acacia qui tremblent à l’air du soir.
Rapidement, Hélène prend une clef dans son petit sac et ouvre la porte.
Il demande :
— Vous n’allez pas avoir peur de coucher là toute seule ?
— Je n’ai jamais peur !… Adieu, Jean, et merci de… de tout ce que je vous ai dû aujourd’hui… Bon retour à Deauville ! Si votre avenir s’y décide, écrivez-moi vite… Surtout, choisissez bien !… Je crois vraiment que, autant que votre mère, je désire votre bonheur ! Adieu…
— Chère petite Hélène ! Quel cœur vous avez !…
Il tient toujours dans les siennes la main qu’elle lui a tendue. Avec une sorte d’avidité ardente, il regarde le blanc visage dont les yeux ont la même expression que dans le wagon, — grave et passionnée.
En eux, peut-être, la vie éveille, au plus intime de leur être, la conscience qu’ils sont jeunes, libres de disposer d’eux-mêmes, seuls pour la nuit, dans une ville étrangère !…
Peut-être, obscurément, grisés par leur communion d’âme et de pensée, durant le jour qui meurt, ils sentent ce qui pourrait être… s’ils étaient autres ! Dans ses yeux à elle, il y a tout à coup une sorte d’ironie frémissante… En lui, qu’étreint un sourd désir, passe en torrent la vision d’elle dévêtue, blottie entre ses bras, tandis que sa bouche baise les paupières abaissées, les lèvres qui s’entr’ouvrent… Une prière folle supplie en son cœur : « Hélène, laissez-moi vous suivre !… »
Le devine-t-elle ?
D’un geste brusque, elle, toujours si harmonieuse de mouvements, elle reprend sa main, murmure encore une fois :
— Adieu ! Jean…
… le regarde. Et jette, derrière elle, la porte qui les sépare.
A l’ombre de l’acacia, Hélène vient de s’installer pour travailler. Elle y est bien en paix, presque comme elle l’était aux Trois-Épis. Mme Hatzfeld a emmené Bobby faire des courses et quand elle rentrera, avec sa délicate prévenance, elle le gardera près d’elle pour que ses jeux ne troublent pas sa mère.
Hélène a étalé ses papiers sur la table de fer du jardin, mais elle n’écrit pas, elle songe, les deux coudes appuyés sur le sous-main qui supporte les feuillets. Elle songe, contemplant le beau ciel dont elle jouit en tout son être, comme de la lumière sur les feuilles cuivrées, comme de la fine odeur de vanille montée du massif d’héliotropes, où se mêle la senteur des œillets qui fleurissent sa table de travail.
Elle songe aux pages qu’elle va écrire. Aussi à mille choses imprécises, aux derniers jours passés aux Trois-Épis, à cette course à Metzeral qui a laissé en elle un appétit de bonheur si violent qu’elle en est effrayée, puisqu’elle sait bien ne pouvoir être rassasiée.
Tout à coup, résolument, elle prononce :
— Allons, vite à l’œuvre. Cela ne vaut rien de rêvasser !
Mais, avec une sorte de ténacité ironique, repasse en son souvenir, une silhouette masculine très élégante, un jeune visage qui lui sourit, dont le regard l’enveloppe.
Elle a un tressaillement et murmure, tout en mordillant l’œillet que ses doigts tourmentent :
— Ah ! qu’elle est étrange parfois, l’amitié !
Puis, dans un sursaut, elle se dresse, jette l’œillet, saisit son porte-plume, écarte les feuillets…
Il est dit que les faits eux-mêmes vont l’empêcher d’écrire. Un coup de timbre à la porte d’entrée et, au bout de quelques minutes, de la maison, émerge la vieille Odile.
— Le courrier de madame.
Elle présente deux enveloppes que la jeune femme prend distraitement, puis regarde. L’une — elle reconnaît l’écriture — est de Barcane. Que lui veut-il encore ? L’autre… l’autre vient de Jean.
Une flamme monte à ses joues. Pour la première fois, il lui écrit depuis sa visite. Que va-t-il lui annoncer ? Épouse-t-il Sabine ou quelque autre ?
Comme pour retarder l’instant où elle aura une certitude, elle ouvre d’abord la lettre de Barcane et la parcourt des yeux, la pensée absente. Il est à Strasbourg et lui demande, de nouveau, la permission d’une courte visite, au nom de son père, pour le travail en commun sur les Littératures comparées.
Indifférente, elle rejette la lettre et prend la deuxième enveloppe, la regarde, la tourne. Lentement, elle la déchire. Son cœur s’est mis à battre très fort. Une seconde d’hésitation, puis elle lit :
« Hélène, n’est-ce pas, vous allez accueillir ma lettre avec une pensée indulgente et bonne infiniment, avec votre cœur, comme je vous écris avec le mien qui ne vous a pas quittée depuis l’inoubliable journée de Metzeral. Jamais mieux que ce jour-là, je n’ai senti combien il devait être délicieux de vivre près de vous. Et cette impression m’a suivi pendant tout mon voyage de retour ; à Deauville, elle est demeurée souveraine en moi, malgré d’autres présences qui semblaient devoir me distraire. Sabine se montrait séduisante, comme en ses meilleurs jours. D’autres aussi étaient bien tentantes… Et cependant toutes m’ont laissé invulnérable. Entre elles et moi, il y avait toujours votre chère image.
« Soudain, j’avais vu combien j’ai été insensé de chercher le bonheur auprès d’une autre que vous.
« Surtout, ne dites pas que je parle comme un gamin irréfléchi. J’ai, au contraire, songé, tellement songé… D’abord, pendant mon trajet de retour, toute la nuit, après que, dans une lueur d’éclair, j’avais compris que c’était vous que je voulais pour femme… Après avoir erré à la recherche d’une autre qu’il me fallait pareille à vous.
« Comment ai-je pu être si aveugle pendant tant de mois ? Ah ! que de jours de bonheur perdus !
« Hélène, la très chère amie de mon enfance, de ma jeunesse, consentez à devenir mienne, comme je suis vôtre, tout entier. Si vous saviez comme je suis sûr, vous entendez, sûr ! que nous pourrions être divinement heureux ! Nous nous comprenons tellement bien ! Jamais je n’ai eu conscience de notre unisson comme à Metzeral, quand il m’a semblé si naturel de vous parler de mon temps de guerre dont, à personne, je ne pourrais dire un mot. Et puis, nous avons le même goût de l’art. Vous écrirez tout à votre gré. Je peindrai. J’illustrerai vos œuvres. Ah ! la bonne vie que j’entrevois si vous m’accordez la joie de la réaliser !
« Hélène, écoutez ma prière. Ne pensez pas que je ne suis ni très sérieux ni très travailleur. Sous votre influence, je le deviendrai, ô ma vaillante chérie, qui, toujours, avez été pour moi un vivant exemple…
« Vous avez approuvé Nicole de vouloir se marier uniquement selon son cœur. Alors vous comprenez bien, dites, que je sois résolu à faire comme elle…? Que je vienne à vous pour m’employer à vous faire enfin une existence aussi douce qu’il sera en mon pouvoir…
« Ne dites pas « non ». Ne dites pas que vous ne m’aimez pas d’amour. Moi, je vous adorerai tant, que l’amour naîtra en vous. Laissez surtout toutes les préoccupations étrangères à nous deux qui viendraient vous assaillir, parce que votre sagesse ne prétendra pas perdre ses droits et se mêlera de raisonner.
« Ne l’écoutez pas, mon amour. Aimez tout simplement et confiez-vous à moi.
« Mère trouvera en vous la fille la plus charmeuse qu’elle pouvait souhaiter, et Bobby, pour qui elle a déjà une tendresse de grand’mère, sera l’aîné de ses petits-fils.
« Vite, écrivez-moi que je puis venir vous trouver pour entendre la bonne parole tomber de vos lèvres que j’ai eu si fort la tentation de saisir, — je vous le confesse humblement, — ce soir, à Colmar, où j’avais le désir fou de vous suivre dans votre maison solitaire. Aujourd’hui, ce sont vos mains que je baise… en attendant mieux…, avec le meilleur de mon âme qui vous supplie !
« Votre Jean. »
Hélène a fini de lire. Elle relève lentement la tête, comme si sa pensée l’écrasait, avec l’impression qu’elle rêve. Machinale, elle regarde autour d’elle. Le jardin solitaire est plein de lumière. Sur le sable, les arbres tracent de grandes ombres mouvantes, les fleurs sont des cassolettes qui embaument, et la lettre de Jean, la lettre qui enferme le bonheur possible, est là, devant elle, grande ouverte.
Non, elle ne rêve pas. Et pourtant, c’est inouï, cette ardente prière qu’il lui envoie…
Jamais, jamais de toute sa vie, même une seconde, elle n’a été effleurée par la pensée que Jean pourrait l’aimer et désirer la faire sienne, comme il dit. Pour elle, enfant, il était pareil au Prince Charmant des contes de fées. Et il l’était encore, dans le secret de son cœur, quand elle est devenue jeune fille. Mais alors elle n’ignorait pas que les « Princes Charmants » ne cherchent pas des fiancées sans dot. Pour elle, il a toujours personnifié l’inaccessible bonheur.
Et c’est pourquoi, résolue à mettre la réalité entre elle et son rêve, elle n’avait pas résisté à ceux qui voulaient lui assurer un dévoué compagnon de route. Dans son inexpérience, elle pensait : « Autant celui-là qu’un autre ! » Et, ne pouvant plus, elle avait donné sa jeunesse, son estime, son dévouement à l’homme qui la recherchait ; cela, après lui avoir dit loyalement, au moment de leurs fiançailles :
— Je n’ai pas d’amour pour vous…, seulement le grand désir de vous rendre heureux…
Lui, convaincu de sa supériorité, très épris, avait souri de l’aveu juvénile, certain qu’il saurait donner le goût de l’amour à cette enfant, qui l’ignorait… Il le lui avait révélé… Et sur elle, alors, s’était abattu le sentiment désespéré que si elle avait su… jamais, ne pouvant être à Jean, elle ne se serait donnée à un autre…
Il était trop tard pour revenir en arrière, et pendant ses quelques mois de mariage, scrupuleusement, elle s’était montrée l’épouse qu’elle avait juré d’être… Puis la destinée l’avait soudain libérée, lui permettant de n’appartenir qu’à elle-même, de disposer de son cœur, où reposait, comme en une tombe très chère, le souvenir de son jeune amour.
Et voici que, par un prodige incroyable, l’impossible lui est offert… Devenir la femme de Jean ! Devant cette vision, combien, tout à coup, lui apparaissent, misérables, la joie de son indépendance, de son travail… la fière jouissance de créer son avenir et celui de Bobby… Que c’est peu !… Si peu…
Ah ! quelle gratitude passionnée, elle lui a, de son élan vers elle !
Et tout bas, elle murmure :
— Jean, mon Jean, comme je vous adore !…
Un rayon de soleil a glissé sur la lettre et elle la contemple avec la sensation que le bonheur, soudain, est là, devant elle, à sa portée, que d’elle seule, il dépend de le saisir…
Ce qu’elle va répondre, elle n’y pense même pas ! La merveilleuse demande absorbe tout en elle.
La grille du jardin tinte. Bobby rentre avec Mme Hatzfeld, chargée de ses humbles achats de ménagère.
Hélène a tourné vers eux ses prunelles éblouies. Et, brutalement, à leur vue, elle tressaille. La conscience s’abat sur elle de la distance sociale que la fortune met entre elle et Jean !… Comment, depuis qu’elle a sa lettre, a-t-elle pu oublier qu’un tel mariage serait insensé, comparé à celui qu’il est en mesure de faire !… Comment n’a-t-elle pas pensé tout de suite que, si elle acceptait, elle jouait le vilain rôle de l’institutrice qui séduit le fils de la maison… L’impossibilité d’une telle union lui apparaît à ce point évidente, qu’elle se demande comment elle a pu, une seconde même, se leurrer jusqu’à la croire réalisable !
Ainsi que l’irrésistible flot de la mer envahit le sable, ainsi les pensées décevantes montent dans son cerveau… Toute joie meurt en elle !
Comme elle vient d’être naïve ! elle qui, pourtant, est sans illusion sur la réalité… La belle journée d’été qu’ils ont vécue l’un près de l’autre a exalté la simple affection de Jean pour elle… Et comme il est très jeune, habitué à satisfaire tous ses caprices, faible devant la tentation, il a cédé à la fantaisie soudaine qui l’entraînait vers elle… Le soir où il l’a laissée au seuil de sa maison, elle a bien senti le désir qui le hantait de goûter, par elle, un bonheur nouveau qui eût été sans lendemain — et dont elle-même, hélas ! au plus intime de son être, garde le misérable regret.
Mais quel réveil eût suivi !
Et peut-être de même, aujourd’hui, que penserait-il, quand, dégrisé, il prendrait conscience du pitoyable mariage qu’il a souhaité en une minute d’aberration ?…
Ah ! oui, c’est impossible qu’elle accepte le don, sans prix pour elle, qu’il veut lui faire !… Jusqu’à son dernier souffle, elle lui sera reconnaissante… Mais elle ne doit pas être moins généreuse que lui… Il faut qu’elle se dérobe, si dur que soit le sacrifice.
Quelque chose en elle — jailli de sa délicatesse, de sa fierté — le lui commande, impérieusement, si violente que soit la révolte de son cœur, faible comme tous les cœurs qui aiment.
Plus elle songe, et plus les objections s’amoncellent contre le rêve trop beau. Sans pitié pour elle-même, elle voit la vérité, selon le monde… Jean est trop riche !… Que ne dira-t-on pas !… Pour la plupart, elle sera une intrigante qui a su capter un garçon de fortune immense… Une coquette adroite !… Une maîtresse qu’il réhabilite…
Toute cette boue, il semble que déjà, elle la sente rejaillir sur elle… Et le dégoût enflamme une seconde ses joues pâlies… Jamais elle ne pourrait se soumettre à une humiliation pareille, que les apparences justifieraient…
Et si elle devait en arriver à voir Jean regretter tout bas sa folie, lui qui peut épouser une Sabine de Champtereux !… Elle pense aux femmes parmi lesquelles il a coutume de vivre, à leur élégance, à leurs raffinements de coquetterie, à leurs habitudes mondaines qu’il a toujours partagées, tandis qu’elle y est demeurée étrangère.
Et surtout encore, surtout, il y a Mme Dautheray avec qui, sûrement, elle le mettrait en lutte, dont elle devine la déception et la colère ! Mme Dautheray, qui n’a jamais craint la possibilité même que Jean pût s’éprendre d’une petite veuve sans fortune, chargée d’un enfant, pouvant tout juste être, pour lui, une confidente complaisante qui ne compte pas…
Les coudes sur la table, le visage caché dans ses mains, Hélène pense ainsi, devant la lettre chérie, dans le calme du jardin ensoleillé où, de loin, elle entend les rires de Bobby que sa tante garde près d’elle, pensant que la jeune femme travaille.
Tout le jour et le suivant aussi, après la nuit sans sommeil, elle hésite devant l’abominable renoncement.
Et c’est le soir seulement, quand elle se retrouve de nouveau vis-à-vis d’elle-même, qu’elle s’assied, vaincue, devant sa table à écrire, sourde à la plainte qui supplie et sanglote en son cœur. Alors, sans hésiter, elle répond :
« Jean, mon cher, très cher grand, l’Alsace vous avait donc fait perdre toute sagesse, pour que vous m’écriviez la lettre exquise et insensée, que j’ai lue le cœur bouleversé d’affection, de gratitude, de trouble ?
« De mélancolie aussi ! Car c’est l’impossible, Jean, que vous avez rêvé là.
« Aussi clairement que moi, quand sera dissipé le charme de notre fugitif rapprochement, dans un idéal pays, émouvant par les souvenirs que nous évoquions ensemble, vous verrez… tout ce qui nous sépare…, tout ce qui fait que je ne suis pas la femme qui vous convient. Pour vous, mon Jean très cher, — et les raisons en sont innombrables, — je ne puis être que votre amie la meilleure ; du moins, par l’affection et le dévouement ; mais une humble travailleuse qui élève son enfant et doit suivre le sillon où sa tâche est marquée.
« Vous le savez bien, et je ne puis l’oublier. Ce serait coupable à moi de le faire. Nos voies sont différentes. Il est probable que je ne me remarierai pas. Maintenant que j’ai goûté de l’indépendance, il me semble que je ne saurais plus m’en passer, et je ne crois pas que je sois encore capable d’aimer d’amour. Mon cœur restera à qui l’a possédé.
« Ainsi, n’appartenant à personne, je pourrai demeurer l’amie qui est à vous seul, qui aura toujours besoin de votre fraternelle tendresse, et comptera sur l’aide qu’elle pourrait être obligée de réclamer de vous, si jamais elle a besoin d’un conseil ou d’un soutien.
« De toute mon âme, merci de la joie que vous venez de me donner ; la plus intense peut-être que j’aie connue, dont le souvenir me tiendra toujours chaud au cœur et me sera un viatique.
« Jean, vous vous illusionnez en croyant que, seule, je puis vous donner le bonheur. Cherchez-le, ce bonheur que je vous veux et qui sera le mien aussi, auprès d’une jeune créature chez qui vous trouverez une jolie âme neuve. Son juvénile amour vous fera bien vite oublier le cœur attristé de votre compagne d’enfance, qui ne doit plus être qu’une veuve fidèle et une mère.
« Merci encore, Jean, et toujours à vous, fidèlement, mon inaltérable affection.
« H… »
Elle a écrit d’un jet et signé. Puis elle laisse tomber la plume. Brisée, elle murmure :
— Il me semble que je viens de m’arracher le cœur ! Mais il le fallait.
Elle en est certaine. Et pourtant, comme il lui paraît monstrueux de repousser le bonheur venu à elle, pour de misérables questions de dignité, d’orgueil, si vaines ! N’est-ce pas fou ce qu’elle fait là ?
Sur le bureau, traîne la lettre de Barcane. Elle n’a guère pensé à y répondre. Par hasard, elle l’aperçoit. Alors, d’une impulsion irraisonnée, elle prend une carte et commence :
« Oui, venez me voir, nous causerons… »
Vraiment, elle est tout à fait réussie, la fête de charité — pour les « Veuves des naufragés » — qu’a organisée la fantaisiste mère de Nicole, la baronne de Branzac.
Dans la prairie vaste qui avoisine le manoir des Huchettes, sur les hauteurs de Blonville, la kermesse s’épanouit. Le parc vient d’être ouvert à la foule qui, incontinent, a envahi les belles allées enguirlandées de massifs sous la découpure feuillue des branches.
Des boutiques de toute sorte y ont surgi, patronnées par de brillantes vendeuses.
Sous une sorte de tente, faite d’étoffes bariolées, Mme de Branzac elle-même, méconnaissable pour ses hôtes, s’est transformée en diseuse de bonne aventure ; et, le visage voilé, rappelle à ses visiteurs tels incidents cachés de leur vie privée, si précis, qu’ils en demeurent ahuris et vaguement inquiets. Elle, qui a l’esprit d’un démon malicieux, s’en réjouit royalement.
Ses fils sont devenus des acrobates, et, par leurs pirouettes audacieuses, excitent l’enthousiasme de la foule…
Toute la famille de Branzac s’amuse ; sauf le baron, ennuyé, mais résigné à subir l’odieuse fête que lui impose sa femme. Il se montre, d’ailleurs, maître de maison plein d’accueil, quoique agacé des propos moqueurs, des critiques, des sourires ambigus qu’il surprend sur les lèvres des visiteurs, des réflexions peu raffinées du public d’humble qualité, mêlé maintenant au tout-Deauville qui a été convié, pour le plus grand bien des pauvres.
Les curieux s’empressent afin d’assister en bonne place à la représentation du Cirque, imaginée par la cervelle fertile de Mme de Branzac, où Nicole va jouer le rôle d’étoile, en faisant de la voltige et de la haute école avec Jean, cavalier émérite, digne d’elle.
Bottée, en jupe un peu courte, un tricorne crânement campé sur sa tête blonde, elle est charmante et attend le moment de son numéro, en s’amusant, autant que les badauds, des facéties d’un de ses danseurs favoris, costumé en clown, dont la verve comique excite des rires toujours renaissants.
Près d’elle, silencieux, se tient Jean, qui est, lui, sans gaieté aucune. Nicole, se tournant vers lui, une joyeuse exclamation aux lèvres, le voit si sérieux qu’elle en est saisie et interroge :
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Jean… Ça vous rase, aujourd’hui, notre Cirque ?… Pourquoi ?… Toute cette semaine, vous aviez l’air de vous en amuser. Vous avez un embêtement ?
Ses yeux clairs interrogent avec une chaude amitié qui amène Jean à répondre :
— Oui, j’ai eu quelques difficultés… Mais cela ne m’ennuie pas du tout, Nicole, de monter avec vous. Je suis toujours content de vous être agréable !
— Mon cher petit Jean, fait-elle gentille, ne songez pas à vos soucis !… Ça n’y change rien !… Pensez seulement que c’est un plaisir des dieux de galoper sur un beau cheval ! On plane vraiment et on oublie ce qu’il y a de vilain et de méchant dans le monde…
— Que je voudrais avoir, Nicole, une philosophie qui vous est si facile !
La figure menue devient, une seconde, presque grave.
— Pas tant que vous l’imaginez !… Aujourd’hui, moi aussi, je serais volontiers d’une humeur de dogue… J’ai reçu d’Hubert une lettre qui ne me plaît pas du tout… J’étais prête à en pleurer, quand j’ai réfléchi que ce serait bien inutile !… Jean, consolons-nous ensemble, en faisant de la haute école.
Ah ! oui, il en a des « embêtements », comme dit Nicole. Même plus, il porte en lui une vraie souffrance depuis qu’il a reçu la lettre d’Hélène, il y a trois jours. Habitué à toujours obtenir ce qu’il veut, il n’avait pas pensé qu’Hélène pourrait se dérober devant une prière vraiment montée du meilleur de lui-même… L’amour qu’elle lui a inspiré est si sincère et si fort !
Comment ne l’a-t-elle pas senti !… Pourquoi lui a-t-elle répondu par les lignes cruelles — et vibrantes d’affection — qui le repoussent ?… Les lignes, qu’après la douloureuse déception du premier instant, il s’est pris à relire, à méditer, à interroger passionnément, cherchant le secret de la pensée qui les a dictées.
Se refuse-t-elle parce qu’elle ne l’aime pas d’amour ? Parce qu’elle veut rester fidèle au souvenir de l’homme qu’elle a jadis épousé ?… Les idéalistes comme elle, se créent parfois de si étranges devoirs… Ou, peut-être, elle redoute de déplaire à Mme Dautheray, dont elle connaît les exigences maternelles ?…
Mais lui, qui n’attache aucune importance à sa fortune, ne s’arrête pas à l’idée d’un pareil scrupule… Quand on aime, est-ce qu’on pense à ces mesquines considérations ?…
Alors, quoi ?… La vérité est donc, comme elle le dit, qu’il lui plaît de garder son indépendance désormais ; que pour lui, elle veut être simplement une amie… A moins encore qu’elle ne réserve sa liberté pour Barcane, dont elle goûte le talent et qui, lui, sait, quand il le veut, se faire aimer !
Soit ! Il faut donc oublier le rêve dont il s’est un moment enivré… Un mauvais instinct le pousse à rendre indifférence pour indifférence. Pourquoi, après tout, n’épouserait-il pas Sabine ? Il est stupide avec ses hésitations !
Et, dans son désarroi, il est sorti, avide de la retrouver… Il sait bien qu’à l’heure du bain, elle est certainement sur la plage.
En effet, déjà, elle y est arrivée. Mais elle n’y est pas seule. A l’ombre du grand parasol rayé d’orange, le duc de Bresmes lui parle, debout devant elle, assise, qui le regarde entre les cils, avec l’air, pense Jean brutal, « d’une fille qui cherche une proie ». Et l’impression est si forte, qu’une seconde, l’aveugle tentation gronde en lui de souffleter Bresmes et de la meurtrir, elle, sous une main violente, pour la rappeler au respect d’elle-même.
Se maîtrisant, d’un sursaut de volonté, il s’est enfui chez lui pour y trouver sa mère, tout agitée d’une conversation avec Mme de Serves, qui est venue s’enquérir des sentiments de Jean pour Madeleine. Car elle est très sollicitée d’autres parts…
Les nerfs tendus jusqu’à l’exaspération, Jean, contre toutes ses habitudes, s’est emporté et a déclaré « que la jeune Madeleine aille au diable » et « qu’on lui f… la paix avec le mariage ».
Mme Dautheray, terrifiée, s’est réfugiée dans un silence gros de larmes, pensant que Jean ressemble de plus en plus à son père, à qui elle ne savait qu’obéir…
Quand ils se sont revus à l’heure du déjeuner, en compagnie de M. Desmoutières, un peu solennel, Jean était redevenu calme, s’excusant de sa vivacité, mais, pas gai, les yeux assombris par quelque préoccupation grave. Et certes, elle n’a pas osé le questionner. Maintenant, il l’intimide.
Mais elle a constaté avec satisfaction qu’il se rendait à la fête foraine de Mme de Branzac, où il va retrouver Madeleine. Et alors… que sait-on ?
Elle ne se doute pas qu’il y est allé par courtoisie, pour ne pas faire manquer un numéro ; et qu’il attend comme une délivrance, le moment où il aura fini de parader pour les malheureux… A Madeleine, il ne pense même pas.
Cependant, Marise de Lacroix préside encore au buffet, où elle est exquise, costumée en fermière de Greuze, assistée d’un essaim de jolies filles travesties, parmi lesquelles Sabine, qui ressemble à un Lancret, et la fiancée d’Hugues de Champtereux, radieuse sous son bonnet de dentelle. Madeleine de Serves est là aussi ; affairée, avec sa mine de fillette sage, à rendre la monnaie et à établir les comptes auxquels Marise n’entend rien. Or, l’affluence ne diminue pas autour du buffet, quoique la journée avance.
Hugues de Champtereux s’ennuie ferme, mais se tient galamment à la disposition de sa fiancée qui, aux côtés de Sabine et de Marise, lui paraît un peu exotique.
Trop de perles… Trop de dentelles… Elle a besoin qu’il la transforme en Parisienne chic !
Près de lui, se tient François de Bresmes, lequel, sous couleur de boire un verre de champagne, se délecte au voisinage de Sabine pour laquelle sa passion est arrivée au paroxysme.
Pourtant, ce jour-là, du moins, elle ne l’encourage pas… A peine, une ombre de sourire ; silencieuse, une expression indéchiffrable dans ses yeux brillants, sur la bouche tentante et vite railleuse.
Elle regarde sa montre qui marque cinq heures et demie, et murmure :
— Marise, je commence à avoir un terrible mal de tête. Je vais disparaître à l’anglaise.
— Oh ! pas encore, Sabine, vous attirez tant de monde ! proteste naïvement Mme de Lacroix. Si vous êtes fatiguée, allez faire un tour de jardin pour vous remettre et puis, revenez. Bresmes, emmenez-la donc au frais un instant !
Sabine a un tressaillement, une hésitation, mais elle n’essaie pas de se dérober et saisit sa mante de taffetas.
— Voulez-vous me permettre ? offre le duc.
Délicatement, il met le manteau sur les épaules de Sabine dont le visage a toujours la même indéfinissable expression ; on dirait que les yeux brillent à travers l’ombre d’une mélancolie amère.
Elle jette un regard autour d’elle avant de s’éloigner. Jean, son rôle terminé, au Cirque, est là-bas, auprès d’un de ses nombreux flirts, la brune Mercédès del Ferias. Devant Marise, tous deux lèvent alors leur coupe de champagne. Elle est certaine qu’il l’a vue prête à sortir avec le duc, car il a eu un froncement dur des sourcils, ce pli presque dédaigneux des lèvres qu’elle connaît bien quand Bresmes s’occupe d’elle. Pourtant, il n’essaie pas de les arrêter en les rejoignant. Et elle a l’impression d’un abîme entre eux. Décidément, il n’est plus le même depuis son voyage en Alsace ! Même physiquement, il semble avoir changé, mûri, en ces quelques jours. Ses traits ont pris soudain des lignes fermes et sérieuses dont elle est frappée, tandis qu’elle l’enveloppe d’un dernier regard.
— Mademoiselle Sabine, venez vite, sans quoi vous allez être retenue par quelque fâcheux ! murmure Bresmes qui, impérieusement, la veut, enfin, pour lui seul.
En silence, elle le suit et se laisse emmener vers les allées du parc fermées à la kermesse, où règne un calme qui semble infini. Elle ne parle pas. Ses talons broient le sable comme si elle écrasait quelque chose. Ses yeux contemplent la mer qui est une nappe empourprée, sous la féerie du couchant.
— Sabine, qu’avez-vous ? Ce n’est pas seulement de la fatigue que vous éprouvez, vous êtes triste.
Elle a un ironique sourire :
— Il y a des jours où l’on sent plus fort combien la vie est méchante, acharnée à faire mal aux êtres.
Avec une espèce de gravité ardente, il prie :
— Consentez à vous confier à moi, et je vous jure bien que la vie deviendra bonne pour vous ! Je m’y emploierai de tout mon pouvoir, car je vous adore ! Sabine.
Elle n’a pas un mouvement, à peine un frisson des épaules sous la mante soyeuse. Depuis qu’elle a accepté cette promenade solitaire avec François de Bresmes, elle a la certitude qu’elle touche à l’heure où sa destinée va se décider.
— Sabine, je vous offre toute mon existence pour avoir le droit de faire la vôtre aussi heureuse qu’il dépendra de ma volonté et de mon amour…
Elle ne répond toujours pas. Sa tête s’est un peu penchée ; elle regarde encore vers la mer, où moussent de petites vagues ourlées d’or… Ses lèvres demeurent serrées comme par un sceau. Nul ne saura jamais que, en cette minute, un sanglot gronde en son cœur, qui se débat dans un élan de révolte. Désespérée, elle pense :
— Oh ! pourquoi n’est-ce pas Jean qui me parle ainsi ?
Bresmes est troublé de ce silence qui l’effraie, et pourtant lui laisse quelque espoir. Si elle était résolue à se refuser, elle n’attendrait pas ainsi pour répondre… Est-elle donc touchée de sa prière suppliante ?… Elle n’a pas dit non… Un aveugle sentiment de triomphe l’exalte… Ah ! comme le démon de midi est son maître !
Pourtant, il ne s’illusionne pas. Il a la vision nette — lui qui connaît leur monde — de ce qu’elle sera, devenue duchesse de Bresmes ; courtisée, adulée, tentée à tout instant ; et s’il ne trouve pas le secret de la garder à lui, elle se donnera à celui qui éveillera en elle, le vertige où sombre divinement la fragilité de la femme…
De tout cela, il ne doute pas… Et cependant, il implore, dominé par l’inflexible volonté de la conquérir :
— Sabine, voulez-vous me faire l’immense honneur de devenir ma femme ?
Les lèvres closes s’entr’ouvrent enfin, et Bresmes a peur, maintenant, des mots qui vont en tomber. Lentement, elle articule :
— Oui, je trouverais doux de m’abandonner à votre protection… Mais un tel sentiment vous suffirait-il ?
— Tout ce que vous m’accorderez, Sabine, sera pour moi un don sans pareil, et je vous envelopperai de tant de passion que vous ne regretterez pas les années que j’ai en plus des vôtres…, qui peut-être vous effraient !
Elle le regarde. La flamme qui luit sur son visage efface vraiment, en cette minute, toute preuve des vingt années qui les séparent. Il est encore le beau cavalier dont les victoires ont été légion.
Ardemment, il poursuit :
— Écoutez encore ceci, Sabine. Jamais je n’ai désiré l’amour d’une femme comme je souhaite le vôtre. Vous vous êtes emparée de moi, le premier jour où je vous ai vue. Mais je comprends bien qu’il me faut le gagner, cet amour. Aujourd’hui, je ne vous demande rien que de me permettre de vous adorer, de vous faire le cadre digne de votre beauté dont je serai plus fier que vous ne sauriez jamais l’être vous-même. Tout ce qu’une femme reçoit de l’homme qui est à elle tout entier, vous l’aurez !
— Et vous pensez que je pourrai vous rendre assez pour… tant de trésors de toute sorte ?
Son accent est étrange, son visage d’une pâleur presque tragique, mais la bouche a ce sourire qui affole la faiblesse masculine ; et Bresmes répond, sincère et passionné :
— Rien qu’en me permettant d’effleurer vos lèvres, vous me ferez un don qui vaudra tout ce que vous aurez daigné accepter.
Elle est vaincue cette fois, et, lente, elle lui tend sa main.
Le soir, elle et Jean se retrouvent.
Il y a réception chez les Champtereux, en l’honneur d’Hugues et de sa fiancée. Et Jean s’y est rendu, pour ne rien laisser soupçonner de la blessure qu’il porte.
Sa résolution est prise. Avant de renoncer au bonheur qu’il a entrevu, il lui faudra, à l’automne, entendre Hélène lui dire, elle-même, qu’elle se refuse.
Quand il entre chez Mme de Champtereux, la jeunesse danse déjà. Mais pas Sabine. Tout de suite, il l’aperçoit, superbement belle, la bouche souriante, qui cause en aparté avec le duc. Celui-ci a la main posée sur la chaise où elle appuie ses épaules nues et il se penche vers le radieux visage que semble illuminer l’allégresse d’un triomphe. Et quelle grâce caressante dans la façon dont elle lève la tête pour lui répondre !
Une impulsion irréfléchie amène Jean vers leur groupe. A peine, il salue Bresmes et, s’inclinant devant elle, il demande :
— Puis-je solliciter la faveur d’un tango ?
C’est lui maintenant qu’elle regarde et, dans ses prunelles, flambe une lueur qui semble montée d’un abîme.
— Un tango ? Oui, celui qui va commencer et que je vous ai promis.
Il tressaille. Ce qu’elle dit là, ce n’est pas vrai. Elle ne lui a rien promis. Elle veut donc lui parler ? Pourquoi ? Elle ne prend pas garde à l’ombre qui a passé sur les traits de Bresmes.
De nouveau, il s’incline :
— Merci de la promesse… Et à tout à l’heure…
Elle répète :
— Oui, à tout à l’heure…
Et elle se reprend à causer avec le duc, comme si lui seul, ce soir, existait pour elle…
Cependant, il l’a quittée quand, aux premiers accords du tango, Jean vient la chercher, exaspéré de son attitude.
Il l’entraîne et, tout de suite, sa voix martèle :
— Est-ce que vous avez résolu de vous afficher avec le duc de Bresmes ? Quel jeu jouez-vous donc là ?…
Elle a une aspiration profonde, comme pour reprendre le souffle. C’est le moment de faire la révélation qui, tout ensemble, la rend vibrante d’orgueil, de souffrance et aussi du plaisir de la vengeance ; elle sait bien qu’elle va l’atteindre…
Et tandis qu’il l’enlace — comme tant de fois, — elle articule, le ton net :
— Ce n’est pas, j’imagine, s’afficher que d’accepter ouvertement les hommages d’un fiancé !
— D’un fiancé ?
Elle répète avec une aisance, hautaine, mais son cœur bat à coups pressés :
— De mon fiancé, le duc de Bresmes, à qui, tantôt, je me suis promise…
— Sabine !… C’est impossible !… Je ne puis vous croire… Ce serait indigne !
— Parce que ?…
— Parce que, fait-il violemment, ce serait vous vendre !
Et sa main se crispe sur la soie du corsage.
Elle a une exclamation de révolte, comme s’il l’avait frappée.
— Jean, taisez-vous !
Sa voix a été si impérative qu’elle le rappelle à lui-même. Très pâle, il s’excuse :
— Pardon, je n’ai pas été maître de mon impression. Après tout, en effet, vous êtes libre de vos actes… comme moi de mon jugement !
Elle le regarde en face et cesse de danser. Son visage est sans couleur.
— Venez un instant sur la terrasse… Il faut que je vous parle !
D’un geste machinal, elle serre son écharpe sur ses épaules et sort… Il la suit, sans un mot. La nuit, soudain, les enveloppe. Alors, la voix brève, elle prononce âprement :
— Écoutez-moi, Jean. J’épouse M. de Bresmes, non parce que je suis à vendre, comme vous avez osé me le dire, mais parce qu’il m’a offert l’adoration et le luxe dont je ne puis me passer.
Rude, les dents serrées, il murmure :
— Oui, s’il était pauvre, vous ne l’épouseriez pas !
Elle ne relève pas les mots et continue :
— … Parce que je ne pouvais plus supporter l’odieuse existence de fille à marier que je mène depuis… trop d’années déjà !… Parce que j’étais arrivée au moment où il me fallait en finir… La solution que je voulais s’est présentée de telle sorte qu’elle réalise tout ce que je pouvais souhaiter… Et j’ai consenti, consciente de faire… ce à quoi j’étais destinée…
— Une vilaine action ! articule la voix impitoyable de Jean.
Dans l’ombre de la nuit tiède, il voit un éclair courir dans les yeux qui restent attachés aux siens ; et, durement, elle achève :
— En somme, je m’engage dans la voie qui, d’après mon éducation, mon milieu et mon origine, devait nécessairement être la mienne… Celle où a marché ma mère, celle que suivent toutes les femmes de notre monde… J’ai atteint le but où je voulais arriver… Tout est bien ainsi.
Les yeux de Jean sont devenus graves, adoucis par la pitié. Il pose la main sur l’épaule qu’il voit trembler.
— Vous dites que tout est bien… et vous pleurez !
D’un geste rapide, elle passe les doigts sur ses joues où deux grosses larmes ont roulé sans qu’elle en ait conscience, et hausse les épaules.
— Question de nerfs !… C’est toujours un peu émotionnant d’engager toute sa vie ! Demain, sans doute, je serai aussi ravie que mes parents qui exultent, que mon frère qui m’a chaudement félicitée. Quant à vous…
— Moi, je vous plains, Sabine. Oh ! bien fort !
— C’est plus simple que de m’épouser ! lance-t-elle brutalement.
— Sabine !
— Oh ! ne protestez pas !… C’est tellement inutile !
— Sabine, vous le savez bien que je redoutais encore le mariage !
— Soit… Mais je ne suis pas une fillette naïve… Je sais très bien aussi que je vous plais… fort, parce que je suis une femme… tentante !… Mais vous ne m’aimez pas… Sinon, vous m’auriez attirée à vous, telle que je suis ; même avec les défauts qui vous irritaient, et peut-être, auraient disparu près de vous… J’ai menti quand je vous ai dit que c’étaient mes nerfs qui me faisaient pleurer… C’était le regret du bonheur qui aurait pu être le mien et me sauver de moi-même… Maintenant, advienne que pourra !
— Sabine, il est temps encore. Ne vous engagez pas ainsi, je vous en supplie… Vous préparez votre malheur !
Elle a un rire sec, où semble se briser un sanglot. Les dernières mesures du tango résonnent dans la nuit. La terrasse déserte va être envahie.
— Trop tard ! Jean… Adieu. Et le baiser de la fin !
Elle se coule entre ses bras et l’attire.
Instinctivement, la tête perdue, il se penche. Mais avant que ses lèvres aient touché la bouche entr’ouverte, il se redresse vivement :
— Non ! je ne veux pas du bien d’autrui.
Serrée contre lui plus étroitement, elle murmure :
— C’est moi, alors, qui vous le donnerai !
Et ses lèvres brûlantes se posent lourdement sur celles de Jean…
Puis, sans l’attendre, elle rentre dans le salon.
Le lendemain matin, comme Jean revient par les hauteurs de la côte, d’une longue course pédestre pour briser l’énervement de la nuit d’insomnie, il se trouve, soudain, devant Madeleine de Serves, qui sort de la chapelle de Bénerville.
Elle a dû y entrer seulement pour dire une prière matinale ; car elle est en costume de tennis, sa raquette à la main.
La vue de Jean fait courir une onde rose sur son visage, où les yeux rayonnent aussitôt.
Lui, correct, salue froidement. Mais son œil de peintre note que cette petite fille en blanc, si fraîche sous sa « charlotte » de linon, est la personnification même du printemps, en cette large prairie herbue qui domine la mer, miroitante jusqu’à l’horizon. Ce jour de septembre est lumineux et chaud, ainsi qu’un jour d’été.
Comme ils sont face à face dans le sentier, Madeleine demande, son clair sourire voilé de timidité :
— Vous venez au tennis ?
— Non, pas ce matin. Je rentre.
— Décidément, vous nous abandonnez ? remarque-t-elle d’un ton qui étonne Jean.
Bref, il explique :
— J’ai eu des… préoccupations qui m’ont absorbé, ces jours-ci.
Elle incline sa tête blonde où les yeux ont pris soudain une gravité pensive et ardente. En ce moment, elle n’a plus du tout son air d’enfant.
— C’est cela que, depuis quelques jours, vous n’êtes plus vous !
Il mord sa lèvre, furieux contre lui-même. S’est-il donc dominé si mal ? Ou bien une intuition a-t-elle éclairé Madeleine ?
Pour savoir, il répète :
— Je n’étais plus moi ?
Toute rougissante, elle dit, n’osant se dérober à la question :
— Non, vous n’aviez plus votre air de tant vous amuser dans la vie. Et cela me semblait triste de penser que je ne pouvais rien pour que vous le repreniez et soyez de nouveau heureux !
— Oh ! non, rien, en effet.
— Seulement prier pour que vos soucis disparaissent. Je l’ai fait et je le ferai encore ! finit-elle avec une simplicité candide, comme si elle énonçait la chose la plus naturelle du monde.
Jean la considère effaré. Il est touché, en même temps que confus, se souvenant qu’il a souhaité au diable cette enfant qui a prié pour que la peine s’éloigne de lui.
Les paroles de sa mère surgissent en son souvenir, et il a la certitude qu’elle a dit vrai. Cette fillette, encouragée par les agissements maternels, s’attache à lui, bien inutilement.
Et parce qu’il n’ignore plus, maintenant, ce que c’est d’espérer en vain, il se sent pris de compassion pour elle qui suit une chimère.
Toujours, il lui a été insupportable de sentir ou de voir souffrir un être ; et il est navré du chagrin que l’imprudence des deux mères va causer à ce jeune être.
Tout à coup, comme un devoir, s’impose à lui la nécessité qu’elle apprenne la vérité pour ne pas se leurrer plus longtemps.
Ils marchent lentement à travers la prairie ensoleillée où leurs ombres s’allongent toutes bleues. Résolu, avec une douceur amicale et sérieuse, il reprend :
— Vous avez bien deviné, petite fille. J’ai été triste car je viens d’éprouver une très cruelle déception.
— Oh ! Jean, que je suis désolée ! dit-elle passionnément.
— Parce que vous avez un cœur exquis. Aussi je vais vous confier quelque chose que je n’ai dit à personne et dont je vous prie de me garder le secret… absolu. Mais je crois qu’il vaut mieux que vous sachiez, pour vous expliquer ma conduite envers vous.
Elle est devenue toute blanche et ses prunelles interrogent intensément. La brise soulève les cheveux dorés autour du visage qu’ils nimbent. Il l’entend murmurer :
— Oh ! Jean, qu’allez-vous donc m’apprendre ?
Il continue, quoique la pensée lui soit horriblement désagréable que, peut-être, il va lui faire mal :
— Ce que je vais vous apprendre ? Une chose bien simple, mais qui vous fera comprendre, petite amie, pourquoi je n’ai pu être tout à fait le même ces jours-ci. Je souhaite, de toute mon âme, épouser une personne qui m’est très chère depuis bien longtemps. Et j’ai été amené à craindre que mon désir ne se réalise pas.
Il voit Madeleine tressaillir toute et il songe avec terreur :
— « Pourvu qu’elle ne pleure pas, grand Dieu ! »
Mais non, elle ne pleure pas, toujours blanche autant que sa robe, et ses lèvres, qui tremblent un peu, articulent :
— Mais elle ne vous aime donc pas ? Est-ce possible ?
— Elle m’aime, seulement… en amie, j’en ai peur, et veut rester libre, pour différents motifs sérieux, à son point de vue.
— Ah ! oui…
— Vous comprenez maintenant que j’aie été un peu… « autre » ces jours-ci. C’est le bonheur que j’ai vu fuir.
Cette fois, de la tête seulement, elle fait « oui », car elle sent que des sanglots lui serrent la gorge. Pourtant, elle n’est pas désespérée, puisque l’inconnue repousse la prière de Jean. Il demeure libre. Peut-être, il se consolera, il se laissera consoler… par elle qui le désire de tout son cœur.
Une seconde, tous deux demeurent silencieux, regardant le radieux horizon de la mer… Puis elle interroge, sa réserve brisée par une curiosité douloureuse :
— Dites-moi comment elle est… Très jolie, n’est-ce pas ?…
Jean répond, la voix lente, regardant en lui-même :
— Elle est mieux que jolie, le charme même ; car l’expression de son visage est le reflet de son intelligence… supérieure, de son cœur qui est fait de dévouement, de loyauté, de bonté…
— Oh ! que vous l’aimez !… Comment peut-elle dire « non », à l’homme qui la juge ainsi que vous venez de le faire !
— C’est qu’elle a des raisons que je devine peut-être…
— Et que vous ne pouvez vaincre ?
— J’essaierai, tout au moins ! Mais je ne suis pas sûr de réussir. Elle a une forte volonté, si droite, qu’elle ne fait que ce qui lui semble devoir être fait !
— Que c’est bien ! Je l’admire… Et je comprends qu’une insignifiante créature comme moi n’existe pas pour vous, qui pouvez comparer !
Jean proteste sincèrement.
— Madeleine, ne soyez pas injuste envers vous-même ! Vous savez maintenant pourquoi je voulais rester libre. Quand on a le cœur plein d’un être on ne peut songer à aucun autre, si charmant soit-il…
Un sourire sceptique effleure les lèvres qui n’en ont jamais connu de pareil. Elle répond, et son jeune visage est si sérieux qu’elle semble une nouvelle Madeleine :
— Vous avez bien raison d’être fidèle… malgré tout !… C’est seulement malheureux pour moi que nos mères aient ignoré… ce qui était… La manière d’être de maman m’avait accoutumée à la pensée que vous seriez… celui qui m’apporterait le bonheur que, toutes à nos âges, nous attendons avec tant de foi ! Et maintenant, c’est dur de renoncer à un espoir qui… était bon !
Elle s’arrête, mordant ses lèvres qui se contractent un peu, comme celles d’un enfant prêt à pleurer.
Jean est au supplice et stupéfait de l’entendre parler de la sorte. Jamais elle ne s’était révélée telle. Il voudrait lui dire les mots qui consolent, qui, tout au moins, engourdissent l’angoisse de la déception. Mais ceux-là mêmes, il ne peut les prononcer… Et, en son for intérieur, il est exaspéré contre l’imprudence de Mme de Serves et l’égoïsme de sa mère, qui, toutes deux, pour réaliser leurs projets, ont joué la paix de ce cœur d’enfant…
Alors, affectueux, il reprend :
— Petite Madeleine, je suis navré d’être pour vous la cause d’un moment de tristesse. Ne me faites pas regretter de vous avoir dit la vérité, parce qu’il me semblait plus… loyal que vous ne l’ignoriez pas…
— Oui, c’est mieux ainsi… Car, n’est-ce pas ?…
Elle s’arrête, regardant la prairie ensoleillée où elle a tant de chagrin ; puis les yeux levés vers Jean, elle interroge :
— … car, n’est-ce pas, je n’ai plus rien à espérer ?… Jamais je ne pourrai vous la faire oublier, elle ?…
Il prend la main qui chiffonne fiévreusement la robe blanche.
— Quand serai-je capable d’oublier !… Petite Madeleine, pour votre bonheur, que je désire bien fort, il ne faut plus penser à ce qui, sans doute, restera irréalisable… Sûrement, un autre viendra bientôt, qui vaudra beaucoup plus que moi ; et, libre de son cœur, vous aimera comme vous méritez si bien de l’être !… Nous deux, nous demeurerons de très bons amis, confiants l’un dans l’autre, heureux de tout ce qui nous arrivera de bon à l’un ou à l’autre… Toujours, Madeleine, je me souviendrai, moi, que vous vouliez bien me donner un trésor… Mais il ne m’était pas possible de le recevoir.
Elle l’écoute immobile. Une désolation infinie l’écrase et l’affole tout bas. C’est la première fois, dans son existence d’enfant gâtée, qu’elle voit son affection repoussée ; et elle s’étonne, en son inexpérience, qu’une épreuve si cruelle puisse l’atteindre, sans qu’elle l’ait méritée…
Elle sent aussi que Jean voudrait lui faire du bien ; et si elle s’abandonnait au mouvement qui frémit en elle, comme un bébé, elle se jetterait dans ses bras, pour qu’il berce sa peine… Mais elle est beaucoup trop bien élevée pour se conduire aussi ridiculement et elle sait très bien que, seule, elle doit porter son chagrin.
Dans leur distraite promenade, ils ont atteint la grand’route qui va la ramener chez elle, à Blonville. De sa raquette pendante, elle frôle les herbes qui bordent le sentier. Une dernière question s’échappe de ses lèvres :
— Est-ce que vous allez la revoir, elle ?
— Sûrement, oui.
— Bientôt ?
— A l’automne, quand je serai de retour à Paris.
— Et vous recommencerez à plaider votre cause ?
— Peut-être.
— Certainement ! corrige-t-elle de sa jeune voix sérieuse.
A son tour, il secoue les épaules.
— Aujourd’hui, je ne sais pas bien ce que je ferai alors !
Elle ne répond pas. Une résolution s’implante en son cœur. Elle n’acceptera d’épouser personne avant que Jean ait revu l’inconnue qu’il aime et soit fiancé, lui arrachant l’espoir — bien frêle ! — qui s’obstine à vivre encore en elle.
Ils sont sur la route où, pêle-mêle, bicyclettes, autos, charrettes filent vers Trouville et Villers. Le soleil de midi ruisselle sur les villas fleuries, sur les bois que cuivre l’automne, sur la mer éblouissante où la brise fait palpiter les voiles rousses.
— Au revoir, Jean, et merci d’avoir eu confiance en moi. Je garderai bien votre secret, dit Madeleine, très simple.
Elle lui a tendu la main. Doucement, il la porte à ses lèvres.
— J’en suis sûr. Au revoir, ma chère petite amie !
Et c’est vrai qu’il éprouve maintenant pour elle une sorte de fraternelle amitié.
Une clarté humide passe dans les yeux de Madeleine. Puis, sage, elle se détourne et s’en va, la tête penchée, tandis qu’un soupir d’allégement s’échappe de la poitrine de Jean.
— Ah ! Quelle matinée !
A Versailles.
Lentement, Hélène avance sur la terrasse de l’Orangerie, parmi les massifs charmants en leur floraison d’automne. Elle est venue à Versailles, déjeuner aux Réservoirs, avec une amie américaine qui y réside pour octobre et voulait la présenter au directeur d’un important magazine, à New-York, en quête d’une collaboratrice pour une chronique parisienne.
Elle est encore toute rose de l’animation de la causerie dont le résultat semble devoir être favorable. Et maintenant, avant de reprendre son train pour Paris, elle a voulu revoir le parc de Versailles qu’elle adore. Sous le soleil qui sable d’or les allées, peintres et promeneurs abondent.
Mais elle ne voit que le lumineux paysage. Tout de suite, parce qu’elle est seule, lui est remontée au cœur, la pensée qui ne la quitte plus. Jean n’a pas répondu à sa lettre. Sans doute, comme elle l’y engageait, il a accepté la sagesse de son refus. Bien facilement ! En a-t-il été blessé ? Ou, sentant qu’elle avait raison, a-t-il choisi la fiancée qui doit être la sienne ?
C’est bien, très bien ainsi. Sans pitié, avec une volonté résolue, elle se le répète quand le sentiment de ce qui aurait pu être lui broie le cœur. Mais que le sacrifice est cruel !
Si elle n’avait pas repoussé Jean, peut-être, par cette idéale journée d’octobre, ensemble, avec le même enthousiasme, ils regarderaient les nobles lignes du palais et la patine blonde des pierres ; le ciel d’un bleu tendre, à travers la brume diaphane ; le velours des ifs, dans le jardin à la française, les formes blanches des nymphes et des faunes, sous les branches rougies par l’automne ; le miroir d’argent des bassins où l’eau dort, scintillante.
Ah ! quelle ivresse, c’eût été d’admirer avec lui, dont elle ne sait plus rien… Lors de son retour à Paris, elle a trouvé une carte de lui, avec ces mots griffonnés au crayon : « Regrets de trouver la maison vide. Prière d’écrire aussitôt la rentrée accomplie. »
Mais elle n’a pas écrit. A quoi bon réveiller l’acuité d’une blessure qu’il lui est si difficile d’engourdir ? Et Dieu sait pourtant qu’elle s’y applique, se refusant même la douceur de relire la lettre chère ! Elle s’efforce de s’oublier toute ; d’être heureuse, — sans autre désir, — d’abord, de la guérison de Bobby, qu’une violente angine a atteint au moment même où elle allait rentrer à Paris et qui l’a tourmentée absurdement. Heureuse, aussi, que sa première « nouvelle » publiée, ait reçu un accueil assez favorable, pour qu’une autre plus importante lui soit demandée…
C’est pourtant bon, tout cela !… Pourquoi a-t-elle tant de peine à se contenter de ces joies qui lui eussent paru si précieuses, quand l’éblouissante vision ne l’avait pas effleurée ?
— Oh ! Jean, mon Jean, que votre amour m’a fait de mal !… Pourquoi m’avoir parlé !
En son cœur, elle murmure sa plainte, les yeux errant sur les bouquets mauves d’asters, sur les chrysanthèmes, sur les roses d’automne qui embaument avant de mourir. Au passage, elle a cueilli quelques branches d’or éclatant, et les pose sur la balustrade, où elle s’accoude, son regard triste enfui vers les lointains boisés, vers la pièce d’eau où luit le soleil.
Une voix derrière elle la fait tressaillir toute.
— Alors, il faut venir ici pour vous retrouver, méchante bien-aimée, qui n’envoyez même pas une ligne, pour dire votre retour, comme on vous en a priée !
Elle se retourne, si saisie, qu’elle devient blanche autant qu’un pétale de magnolia. Jean est là, qui la contemple radieux, aussi frémissant qu’elle-même. A quelques pas, son attirail de peintre qu’il a repoussé, dans la seconde où le hasard lui a fait apercevoir Hélène devant la balustrade de pierre.
D’un geste impérieux, comme s’il avait peur qu’elle ne lui échappe, il a saisi les deux mains jointes sur le feuillage d’or. Mais elle ne songe guère à fuir, brisée par la divine allégresse de la rencontre imprévue. Ah ! sûrement, Jean n’est pas encore fiancé !… Car, alors, il ne la regarderait pas ainsi.
Inconsciemment, elle murmure :
— Jean, est-il possible que vous soyez là !… Vraiment !…
Il est effrayé de la voir à ce point bouleversée.
— Chérie, je vous ai abordée trop brusquement !… Pardon…
Sans lui répondre, elle dit encore presque bas, comme si elle parlait pour elle-même :
— Oh ! que c’est bon de vous revoir !
Mais, déjà, elle commence à se ressaisir et, machinalement, elle continue :
— Vous travailliez… et je vous interromps. Votre aquarelle sera gâchée.
Il a un rire heureux :
— Oui, parlons-en, de mon aquarelle !
En une minute, il a fermé le portefeuille, la boîte de couleurs et il est revenu à elle, l’entraînant vers l’extrémité déserte de la terrasse, où il la fait asseoir, devant le somptueux paysage qui enveloppe la pièce d’eau des Suisses.
Lui reste debout, la brûlant de son regard qui rayonne ; car de la voir ainsi troublée, il ne doute plus d’elle.
— Hélène, bien-aimée, vous n’aurez donc pas un mot d’accueil pour votre ami qui, si ardemment, appelait le bienheureux instant de vous retrouver !
Elle frissonne. Encore lutter contre lui, contre elle-même… Il lui semble que, jamais, elle n’en aura le courage…
— Oh ! Jean, il ne fallait plus penser à moi !
Le visage de Jean devient très sérieux, presque grave. Et, à son tour, elle, aussi, a l’impression qu’il est, aujourd’hui, un homme, dans la pleine possession de son vouloir.
Impérieux et tendre, il interroge :
— Il ne fallait pas… Pourquoi ?… Dans la sincérité de votre cœur, vous ne m’aimez pas assez pour consentir à devenir ma femme… moi qui vous aime tant !
— Oh ! je vous en supplie, ne me le répétez pas ! Ayez pitié de moi… Ne me tentez plus !
Il a une exclamation de joie triomphante.
— Je vous ai tentée ?… O mon amour, mon cher amour… Le mot béni que vous venez de prononcer là !… Ah ! je le jure bien, que je ne vous laisserai plus m’échapper ! Tentée !… Si vous l’étiez, pourquoi m’avez-vous repoussée ? C’est tellement doux de céder à la tentation ! Vous me jugiez indigne de vous ?… Trop inférieur ?… Un pauvre homme du monde ?… Répondez, cruelle Hélène, qui refusez de me donner le bonheur… immense que j’attends de vous !… Pourquoi ?…
— Parce que vous êtes trop riche ! jette-t-elle désespérément, sentant bien qu’elle n’évitera pas l’aveu de la vérité… Parce que je sais la terrible déception que j’apporterais à votre mère… Parce que je devine son indignation contre moi… Parce que je sais ce que dirait le monde !… Et pour mon honneur, je ne veux pas m’y exposer !
— O petite femme orgueilleuse qui avez pensé à tous, sauf à moi, le principal intéressé, avouez-le… Qu’est-ce que nous font les autres ?… Il y a seulement vous et moi que votre unique volonté peut séparer… Toutes les créatures ont le droit de chercher leur bonheur où elles le voient… Et mon bonheur, c’est vous, Hélène ! Ah ! j’en suis bien certain maintenant !
Elle a une question dans les yeux, tandis qu’elle répond, avec une sincérité ardente :
— J’ai pensé, Jean, que je devais accepter de vous voir heureux par une autre que moi…
— Ah ! c’est votre sagesse qui vous a inspiré ce beau raisonnement ?… Eh bien ! écoutez ceci : Vous m’aviez, dans votre cruelle lettre, impitoyablement assuré que mon amour pour vous était une fantaisie passagère… Si bien que, habitué à la clairvoyance de vos jugements, j’ai, un moment, presque douté de moi et voulu m’éprouver… Je me suis imposé la loi… oh !… combien dure !… de vivre, quelques semaines, sans le secours de votre chère pensée, auprès des femmes qui pouvaient le plus me séduire… Et maintenant, Hélène…
— Maintenant ? répète-t-elle, parce qu’il s’arrête un peu.
— Maintenant, j’ai la certitude immuable que mon amour n’est pas une passionnette, mais l’élan de mon « moi » tout entier, vers vous, bien-aimée… J’ai vu Sabine résolue à rompre ses fiançailles avec le duc de Bresmes, si je l’en priais… J’ai vu s’offrir le cœur innocent de Madeleine… J’ai vu d’autres encore prêtes à me faire l’honneur de me donner leur vie et…
Il sourit joyeusement :
— … j’ai gardé l’insensibilité de la pierre. J’avais trop bien compris que vous étiez désormais l’unique pour moi, Hélène. Et j’ai attendu avec foi l’heure de vous conquérir…, celle que nous vivons en ce moment, qui m’apporte la victoire, n’est-ce pas ?
Ce sont les yeux qui répondent, avant que les lèvres aient articulé une parole.
Il semble à Hélène qu’elle soit vivifiée par cette flamme qui brûle près d’elle et pour elle. Même la pensée de Mme Dautheray ne l’effraye plus. Pourtant, elle répond d’une voix qui tremble :
— Oui, ce sera oui… si votre mère consent… Mais il faut ce consentement !
Il la connaît trop bien pour n’avoir pas la certitude qu’elle n’accepterait pas de devenir sa femme contre le gré de Mme Dautheray.
— Ce consentement, vous allez l’avoir, mon précieux trésor ! s’exclame-t-il, sûr de lui. Bien entendu, je ne m’illusionne pas. Maman, qui est habituée à faire ses trente-six volontés et à les imposer aux autres, sera un peu… esbrouffée de voir que je me marie sans son secours… Mais comme elle est très bonne, elle acceptera vite un mariage qui me rend follement heureux !… Soyez en paix, Hélène chérie, je vais tout arranger… Mon Dieu, que je suis donc content d’avoir eu le désir de faire aujourd’hui une aquarelle à Versailles !… Bienheureuse aquarelle ! Mais vous, comment vous trouvez-vous, ici ?
Elle explique brièvement.
— Je comprends pourquoi vous êtes une si jolie dame, si élégante !
Et il la contemple avec ravissement, comme s’il ne pouvait se rassasier de la regarder ; fine dans le tailleur d’un brun fauve ; des plumes de faisan sur le chapeau qui ombre les yeux. Dans le duvet du col de fourrure blonde, entr’ouvert autour du cou, la délicate figure a un prodigieux éclat… Car c’est le bonheur même qui l’illumine.
— Je suis sûre que vous avez subjugué ce directeur américain… Lui aussi !… Je vous préviens, madame, que je serai très jaloux de vous !… Et d’abord, vous ne reverrez plus Barcane.
Les yeux pastel retrouvent une expression gamine.
— Mais si, je le reverrai, parce que vous aurez certainement autant de confiance en moi que j’en aurai en vous !… Et puis, songez qu’il a voulu absolument emporter ma pièce pour la lire… J’en frémis !… Quelle humilité, je vais acquérir !
— Il l’a emportée ?… Vous l’avez donc vu ? questionne-t-il, tout de suite hérissé.
Elle penche la tête, un peu malicieuse devant sa mine.
— Oui, à Colmar. Il m’a fait une très correcte visite. Je l’ai reçu dans le jardin. Bobby jouait près de nous et nous n’avons parlé que de littérature. Êtes-vous tranquille ? mon Jean. Oui ?… Eh bien ! ne nous occupons plus de lui… et venez me conduire à la gare… Tant pis pour l’aquarelle !
— Comment, vous prétendez partir ? Et seule ?
— Il faut que j’aille retrouver Bobby. Je l’ai quitté de bonne heure, ce matin.
— Hélène, vous allez me faire détester le cher Bob ! Il vous a eue à lui seul, tout l’été, c’est mon tour ! Je prends ma revanche. Il n’est pas malade, que diable !
— Non, mais il l’a été sérieusement, il y a trois semaines.
— Je comprends pourquoi vous avez une petite figure amaigrie !
Elle pense que, pour une autre raison encore, elle a changé. Mais elle se tait sur ce point. Le présent est si beau qu’il refoule victorieusement le souvenir des tristes jours.
— Soit, puisque vous le souhaitez, nous allons repartir… mais par le chemin des écoliers… Vous pouvez bien me faire cette petite concession ! C’est trop tentant de marcher un peu, avec vous, dans ces admirables allées, sous ce feuillage de légende !
Elle ne résiste pas. Faire ce qu’il veut lui est une telle joie ! Et puis, l’un comme l’autre, ils sont insatiables de connaître les plus petits incidents qui ont traversé leurs deux vies, depuis la journée à Metzeral.
Et leur promenade est un songe éblouissant dans le parc aux arbres d’or, sur le tapis mol et bruissant que foulent leurs pas. Un songe dont ne les réveille même pas le retour dans un wagon que des fâcheux ont envahi à la dernière minute ; tout comme la vieille dame dans le train, vers Colmar.
Mais, quand ils sortent de la gare, Jean, cette fois, ne demande pas à l’accompagner, si violent qu’il en ait le désir. Il veut, sans retard, parler à sa mère. Seulement quand il pourra dire à Hélène qu’elle sait et a consenti, il sera sûr que la bien-aimée ne le fuira plus.
— A ce soir, Mienne, lui murmure-t-il après l’avoir mise en voiture. Je viendrai vous apporter les paroles que votre orgueil et votre délicatesse veulent entendre. A bientôt ! mon cher amour. Ah ! que c’est donc bon d’être heureux !
Sûrement, Madeleine de Serves trouverait que Jean a repris son air d’aimer la vie !
Quand Hélène arrive chez elle, au premier regard, sur son bureau, elle aperçoit une lettre dont elle connaît bien, maintenant, l’écriture tourmentée, celle de Barcane.
Encore lui ! Est-ce le jugement sur son audacieux essai qui arrive ? Ah ! que ce jugement lui paraît, tout à coup, indifférent !
Elle plane en plein ciel, si haut dans la lumière, qu’elle en arrive à ne plus redouter, presque, la décision de Mme Dautheray ; la confiance de Jean l’a gagnée.
Tout en pensant à lui, elle arrange ses cheveux, revêt une neigeuse robe de maison ; et alors, sa toilette finie, elle se souvient de la lettre encore fermée. Un sourire court sur ses lèvres devant la perspective des critiques que le maître a dû déverser sur ses errements d’auteur dramatique ; et elle revient, pour s’en pénétrer, dans le studio où Bobby joue à ses pieds, sur le tapis ; si content de la retrouver, qu’à tout instant, il embrasse sa robe, la voyant occupée.
Elle lit :
« Comment diable ! jeune femme, — pardon ! — madame, votre inexpérience a-t-elle pu concevoir une œuvre comme celle que vous m’avez soumise avec une modestie dont je demeure ahuri et admiratif ? Pourtant, il n’est pas possible que vous n’ayez pas conscience de la valeur réelle de votre pièce ; mis en dehors, les défauts, gaucheries, taches inévitables dans une œuvre de débutante !
« Je dis « débutante », parce que vous m’avez affirmé — et vous semblez d’une adorable sincérité ! — que jamais, vous n’aviez essayé d’écrire pour le théâtre. Il faut, vous m’entendez, il faut que nous causions ensemble de votre travail pour la mise au point. Je serai… sage autant que dans votre jardin, à Colmar, et votre petit gosse pourra jouer près de nous. Mais ce serait impardonnable à vous — si bonne mère, — de ne pas tirer parti de la chance de réussite qui vous échoit ! Pour mettre tous les atouts dans votre jeu, voulez-vous m’accepter pour collaborateur ? Je vous montrerai ma pièce, à moi, vous verrez comment, parti du même point que vous, j’ai construit scènes et personnages ; et, si vous y consentez, nous pourrons mettre en commun nos idées qui, tour à tour, se joignent, divergent, se complètent. C’est très curieux !
« Vos bonshommes sont absolument vivants. Vous avez un sens épatant du dialogue, de l’optique du théâtre, de la langue qu’il y faut parler…
« Est-ce un hasard ou le sujet qui vous a inspirée, et seriez-vous capable d’écrire d’autres œuvres valant quelque chose ? Ça, je n’en sais rien, ni vous non plus. L’avenir nous le dira. Avec le tour d’esprit humoristique que révèlent vos « nouvelles américaines », comment pouvez-vous devenir aussi empoignante que vous l’êtes dans certaines de vos scènes !… Ah ! mon enfant, vous intéressez rudement le vieux routier que je suis… »
Hélène a fini de lire. Les idées, dans son cerveau, tourbillonnent en une sarabande folle. Elle ne peut encore croire qu’elle a bien compris cette lettre stupéfiante. Elle la recommence une fois, deux fois, trois fois… Vraiment non, il ne se moque pas d’elle, quand il lui offre sa collaboration…
Et soudain, alors, une double impression fait sourdre en elle une joie éperdue, encore bien plus intense que le jour où Dubore lui a annoncé son premier succès : l’intuition que son humble plume de femme peut assurer son indépendance et, ainsi, la rendre, selon le monde, moins indigne de Jean… Du moins, elle ne viendra plus à lui, les mains à peu près vides, et ne sera pas toute dénuée devant Mme Dautheray…
Sur elle, sur son talent, révélé par un maître expert comme Barcane, elle n’a pas un retour. Elle souhaite uniquement, pour Jean, que le merveilleux espoir qui vient de lui être apporté ne soit pas une fugitive illusion.
La soirée s’avance et Jean n’a pas paru.
Elle regarde encore la pendule. Dix heures ! La résistance qu’elle a prévue se prolonge. Et à mesure que coulent les minutes, elle sent fuir de son âme, l’espérance qui y palpitait comme un oiseau fou.
Incapable de s’occuper, elle s’est réfugiée auprès de la couchette où dort Bobby. Une incessante supplication monte de son cœur.
Dix heures et demie ! Et comme la réponse de la destinée, juste à cette minute, le timbre d’entrée résonne.
Elle se dresse, soudain haletante ; et elle est déjà dans le studio, aussi blanche que sa robe, les mains jointes par l’angoisse, quand la portière se relève.
Il entre… Et, tout de suite, elle voit qu’il a dans les yeux la fièvre de la lutte… et du triomphe ! Mais que ses traits sont altérés ! Et une souffrance lui crispe le cœur à la pensée que, à cause d’elle, il vient de passer des heures qui lui ont donné ce visage.
D’un geste large, il l’appelle dans ses bras.
— Demain, mon amour, mère viendra vous demander d’être ma femme.
Sa voix, encore frémissante, n’ajoute pas un mot. Plus tard, seulement, — peut-être… — il pourra lui raconter la scène où sa volonté a vaincu la stupeur, puis la colère exaspérée et insultante de Mme Dautheray contre celle qui lui apporte une telle déception, l’effondrement de toutes ses ambitions… Peut-être, alors, il dira l’apaisement que sa ferme décision a su, peu à peu, amener dans le cœur de sa mère, dont il connaît la nature bonne, la générosité, surtout le souverain amour pour lui…
A cette heure, il n’éprouve plus que l’immense désir de reposer la lassitude de sa victoire, dans l’amour de la femme qu’il a ainsi conquise.
Elle le sent bien. Douce infiniment, tremblante de bonheur, de tendresse, de reconnaissance, elle met ses deux mains sur les épaules de Jean ; et lui offrant toute son âme dans le regard plein de larmes qu’elle lève sur lui, elle murmure passionnément :
— O Jean, mon Jean, je crois bien que, toujours, je vous ai adoré !
FIN